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Chapitre
2 : 5 Octobre 2318
Le jour se leva paresseusement sur le
village de Mamèse
devenue aussi déserte que sa sœur aînée de l'autre côté de la Seine. Les deux
compagnons d'infortune tentèrent de rassembler un maximum de choses utiles dans
les maisons encore en bon état et relativement peu touché par les flammes. Les
derniers brasiers avaient fini par s'éteindre et toutes les rues étaient
empoissées par le silence, entrecoupés de quelques jappements de chiens
abandonnés et du funèbre coassement des corbeaux. Ils étaient partout ceux-là maugréa
mentalement Homère. Leur présence devenait de plus en plus insupportable à ces
yeux : il voyait leur bec fondre dans les orbites des corps qui longeaient la
rue. Ces corps de gens qu'il connaissait tous plus ou moins. Il demanda à Perséphone
s'il n'était pas possible de faire quelque chose.
_Tu veux qu'on fasse quoi? Qu'on les
enterre tous? Rétorqua-t-elle
abruptement. Si on veut être arrivé chez mes alliées avant la tombée de la nuit
on doit partir avant midi. Ou alors on devrait mettre le feu à tout le village.
Homère secoua la tête vivement. Ça ne faisait
pas partie des traditions de ce village de maraîchers. Ils vénéraient la terre
et tous ces fruits et enterraient leurs morts pour qu'ils s'y couchent en paix.
Être réduits en cendres et dispersés aux quatre vents ce ne serait que les
outrager encore plus.
_En plus nous n'en savons rien mais peut-être
que certains ont pu prendre la fuite. Ils aimeraient peut-être pouvoir
s'occuper de leur mort dignement en retournant chez eux. Comme tu as pu le
faire avec ta mère.
Perséphone acheva de le convaincre en
mentionnant sa mère. Elle en était peut-être parfaitement consciente se dit-il.
Ils quittèrent le village bien avant midi, quand la
brume matinale commençait à peine à se disperser. Ils traversèrent le pont dans
l'autre sens, en direction de la ville de l'Ancienne Humanité. Homère ne put
s'empêcher de contempler chaque maison encore debout. La végétation s'ingéniait
à recouvrir lentement mais surement chaque morceau de bitume, de pierre et
carcasses métalliques. Combien de temps faudrait-il aux plantes pour recouvrir
intégralement cette ville et la faire retourner à la terre? Peut-être deux cent
années de plus?
_Tu as vécu dans la région dans le passé? Demanda
Homère, curieux de la vie passée de sa compagne synthétique.
_Oui, mais pas ici exactement. Hé,
mais on n’avait pas dit qu'on réservait les histoires sur le monde de tes ancêtres
pour la nuit? Se moqua-t-elle gentiment.
_Tu peux pas m'en vouloir de penser à
ça quand on traverse un endroit pareil, lui répondit-elle en pointant du doigt
la ville alentour.
Traverser à pied une de ces villes fantômes ne
faisaient décidément pas le même effet que de les longer avec les convois de péniches.
Il n'y avait pas cette douce distance que les flots de la Seine entretenaient,
il était en plein cœur de la ville. Et c'étaient les maisons les plus intactes
qui l'angoissait le plus, celles qui avaient encore toutes leurs vitres, leurs
murs debout, leur toit protecteur... Il voyait presque des silhouettes aux fenêtres
qui l'observaient.
_On en encore pour long avant de rejoindre
la gare? Demanda-t-il à Perséphone, angoissé de plus en plus.
_Quelques minutes tout au plus, répondit-elle.
_Et après on sortira de la ville bientôt?
Perséphone se retourna vers lui souriant à pleine
dent, un brin moqueuse.
_Tu as peur c'est ça?
Le taquina-t-elle.
_Oui j'ai l'impression de voir des gens
dans ses maisons.
_Ah ça! Oui je les aie vus aussi.
Un frisson horrible parcouru l'échine
d’Homère.
_Des fantômes!
_Non, juste des survivants apeurés
et qui n'osent pas encore retourner chez eux à mon avis. Répliqua-t-elle. Mais
je croyais que tu ne croyais pas en tout ça.
Homère ne dit rien, restant silencieux et
contemplant différemment les frêles silhouettes qui se dessinaient de temps à
autre derrière les quelques vitres intactes. Il connaissait le respect
qu'avaient les villageois de Mamèsé pour le repos de leurs ancêtres et
n'imaginait même pas la violence qu'ils avaient dû se faire pour choisir
d'aller s'y terrer.
Au bout de quelques minutes de marches, à
peine, ils parvinrent à un pont de pierres ne traversant aucun cours d'eau. Une
vieille carcasse d'automobile, bouffée par la rouille et le lierre obstruait le
passage.
_Bon, je crois que la gare est juste après
ce pont sur la droite. On n'a qu'à enjamber cette voiture et une fois la gare
atteinte on longera la voie de chemin de fer, explique-t-elle au petit.
_Pourquoi les Anciens construisaient des
ponts au-dessus d'aucune rivière?
_Je pensais que ta tribu savait tout au
sujet des anciens hommes, rétorqua-t-elle un brin moqueuse.
_Je suis un conteur pas un technicien, et ça
m'a jamais tenté. C'est eux qui nous ont fourni des péniches. D'après mon père,
lors de la fondation de la Citadelle, les conteurs étaient des nomades
terrestres qui portaient tous leurs biens sur quelques mulets.
_D'après ce que je sais c'était pour que les
trains ne soient pas impactés par les irrégularités du terrain et puissent
aller plus vite.
Voilà exactement le genre de choses qui le
laissait songeur : inconsciemment il avait toujours vu les Ancêtres comme des êtres
supérieurs capables de tout alors que comme eux ils devaient composer avec le
terrain.
Ils enjambèrent la carcasse en faisant bien attention
de ne pas se blesser avec un morceau de tôle coupant et rouillé et remontèrent
la rue sur leur droite. Homère vit alors à sa droite un petit bâtiment qu'un chêne
têtu traversait de part en part. Tout à côté dans les herbes on pouvait
discerner quatre barres de fers parallèles. Homère reconnut alors la voie de
chemin de fer et la gare qu'ils cherchaient.
Perséphone se pencha sur les rails, légèrement
dubitative.
_Je n'ai pas pensé
qu'elles seraient en aussi mauvaise état. Ça va être plus dur que je ne le
pensais de les suivre correctement. J'imagine même pas l'état dans lequel elles
doivent être en plein milieu des bois...
_De toute manière
on a pas vraiment le choix, non? Questionna- Homère que la seule perspective de
trouver au bout de cette voie ses proches ragaillardi quelque peu. Tu es sure
que ceux qui ont attaqué le village ne vont pas suivre ce chemin aussi?
_J'en étais presque sure mais maintenant j'en
suis certaine. Ils ne sont pas repassés par ici : sinon on aurait certainement
pas croisé des survivants sur la route, lui dit-elle pour le rassurer.
Ils suivirent donc la ligne de chemin de
fer. Comme l'avait prédit Perséphone, elle s'avéra difficile à
suivre : elle était en grande partie recouverte par l'herbe quand un arbre
n'avait pas décidé de pousser carrément au milieu la brisant alors purement et
simplement. Quelques cailloux de couleurs ocres et qui servaient à maintenir
les rails droites, comme lui expliqua Perséphone qui avoua avoir de maigres
connaissances dans le domaine ferroviaire, leur permettaient de parfois les
retrouver quand l'herbe et les ronces rendaient leur tâche trop compliqué. Au
bout de quelques heures de marches ils finirent par tomber une nouvelle gare.
_Moret-Veneux les sablons, lut Homère
à haute voix sur un panneau qui n'avait pas été trop piqué par la rouille.
_Bien! On en est à
la moitié du chemin, on va faire une pause pour que tu déjeune ici avant de
reprendre, affirma-t-elle.
Ils pénétrèrent dans le bâtiment à côté des
rails et s'installèrent sur d'antique bancs en fer dont le temps avait complètement
désagrégé la couleur. Perséphone ouvrit un des sacs à provisions qu'elle
portait et tendit une gourde en métal à Homère.
_J'espère que ce n'est pas encore ton immonde
tisane, demanda-t-il.
La pique fit sourire la synthétique.
_Ne t'inquiète pas c'est juste un peu d'eau que j'ai
fait bouillir la nuit dernière pendant que tu ronflais.
_Remarque maintenant je comprends pourquoi
tu n'es pas une bonne cuisinière, rétorqua-t-il en dévissant le bouchon
de la gourde. Il trempa ses lèvres dans l'eau avant de poursuivre : Hé mais même
l'eau tu n'arrives pas à la faire bouillir correctement!
Homère ne s'en était pas rendu compte immédiatement
mais il s'était mis à tutoyer sa compagne de route. Après tout, elle était le
seul visage amicale qu'il côtoyait depuis quelques jours et on ne pouvait pas
lui en vouloir de se montrer peu méfiant envers celle qui lui avait sauvé la
vie de ses monstres. Mais quelque part en lui subsistait la crainte qu'il ne
lui fit confiance trop rapidement et qu'il ne finisse par le regretter amèrement.
Il n'arrivait pas réfléchir à une autre solution pour retrouver les siens. Au
bien sûr il aurait pu suivre la Seine mais il savait pertinemment que la route
pouvait se montrer dangereuse pour un jeune seule. Son père lui avait raconté
que les siens avaient adopté la navigation fluviale par sécurité : même pour
une centaine d'individus le chemin terrestre se révélait ardu et on était
jamais réellement à l'abris de s'éloigner du groupe et de se retrouver isolé, à
la merci de la moindre bande de pillards. Et même s'ils laissaient parfois la
vie sauve rester seul, sans le moindre équipement ou provisions signaient bien
souvent l'arrêt de mort du voyageur dans un monde où le moindre village était éloigné
de plusieurs kilomètres. Non c'était la solution la plus sensée songea-t-il
pour se conforter dans ses choix.
Le repas fut bien frugal. Quelques fruits
et morceaux de viandes séchées glanés dans le village. Perséphone
s'éloigna quelques instants de lui, prétextant qu'elle aussi avait besoin de se
nourrir. Trop curieux, il finit par la rejoindre après avoir engloutit la dernière
poire jusqu'au trognon. Il la vit alors
sur le quai, un étrange appareillage accroché à son ventre par de multiples
fils. Elle le tenait avec sa seule main valide contre elle précautionneusement.
_Arrête de me fixer comme ça, ça en deviendrait
gênant, lança-t-elle. Allez viens c'est pas un secret défense de toute manière.
Il s'approcha et reconnut ce qu'elle tenait
dans sa main grâce
aux vitre noires qui recouvrait cette petite plaque.
_C'est un panneau solaire? Questionna-t-il
quasi sure que c'en était un.
_Oui c'est exactement ça!
Dis donc tu en sais beaucoup sur les technologies d'avant...
_Pas tant que ça
mais les techniciens demandent à toutes les tribus itinérantes de leur
rapporter autant qu'ils le peuvent. On fait de l'électricité avec dans la
Citadelle.
_Hé ben, j'ai hâte de la voir de mes propres
yeux ta Citadelle. Ça doit être quelque chose de sacrément impressionnant avec
tout le savoir que vous avez sauvé de la grande extinction.
La question brûlait
les lèvres du jeune homme. Elle avait vécu à cette époque, elle savait surement
à quoi était dû la mort des ancêtres. C'était là une des rares choses que les
siens ignoraient : tout avait été trop rapide pour qu'il y ait grand-chose à
trouver du côté des archives, même si elles n'avaient pas été encore intégralement
visitées à cause des conflits de juridiction qu'il y avait souvent entre les
juristes et les savants. Des bagarres stupides se disait Homère qui
n'aboutissait qu'à plus d'ignorance.
_Tu, tu étais là?
_Quoi? Lors de la grande extinction?
_Oui!
_Je... je n'ai vraiment pas envie d'en
parler maintenant. Et puis j'ai un récit à te raconter, non? J'en parlerais en
temps voulu. Pour le moment je dois me nourrir. Chez vous, les humains, c'est
pas malpoli de parler la bouche pleine? Ironisa-t-elle.
Et voilà, une nouvelle pirouette en guise de réponse.
Il commençait à la cerner et l'ironie, les blagues étaient sa méthode pour détourner
la conversation. Ça lui faisait bizarre : il n'avait pas l'habitude de ça parmi
les siens.
_Ça te fait mal? Demanda-t-il pour briser un
silence qu'il ne supportait que très peu.
_Non, pas vraiment. Enfin c'est impossible
: je n'ai aucun capteur sensitif à l'intérieur de moi. Tous les capteurs
sont dans ma peau, rien dans mes circuits, finit-elle dans un éclat de
rire. J'ai juste eu mal la première
qu'on a incisé ma peau pour que je puisse connecter ma batterie interne. Disons
que ce système n'est pas vraiment monté en série. Je ne suis pas conçue pour être
“autonome”. Mais comme dirait un bon vieux classique du 20ème siècle “la vie
sait toujours trouver un chemin”.
_Comment tu faisais avant?
_Avant j'avais un propriétaire,
un propriétaire qui veillait à ce que son bien soit correctement entretenu mais
je ne t'en dirais pas plus. Hé, je te vois venir tu sais! Hé ben non tu
attendras ce soir pour avoir la suite de mon histoire!
Homère s'allongea donc à côté d'elle,
profitant lui aussi du soleil automnal qui rayonnait et chauffait tout son
corps.
Ils
reprirent la route doucement en début d'après-midi. Ils quittèrent la ville
et pénétrèrent dans des bois que l'automne faisait rougeoyer. L'odeur d'humus,
lourd d'humidité, les entourait. Ils suivaient les lignes de chemins de fer
avec encore plus de difficultés car ils étaient ensevelis sous des siècles de
feuilles mortes et de terre. Perséphone en eut tant assez qu'elle finit par
saisir une branche longue et bien rigide et de sa main valide la saisit pour
sentir les fers. Un peu comme un des aveugles qu'Homère avait déjà croisé à la
Citadelle. Cela ralentissait fortement leur progression.
_On arrivera jamais avant la tombée
de la nuit lui dit-il un peu abattu.
_On va faire ce qu'on peut mais si on se
perds dans ces bois ça ne nous aidera pas beaucoup plus tu
sais, rétorqua-t-elle.
_En tant que machine t'as pas un système
pour nous guider?
Elle poussa un soupir en se retournant vers
lui :
_Et tu crois que ça
aurait servi à quoi à mes clients? A leur aider à retrouver leur femme chez
eux?
_Je suis désolé, s'excusa-t-il.
_Pas de soucis mais s'il te plait
rappelle-toi que j'ai été construite dans un but... Vous les
humains vous avez pas de programmation, pas de but, pas de sens et vous oubliez
souvent quelle luxe c'est...
Un grognement sourd coupa Perséphone
dans sa soudaine confession. Ils les virent apparaître tout autour d’eux
sortant de l’ombre des bois. Tout doucement une pate se posant sur le sol l'une
après l'autre, sans faire le moindre bruit contre le tapis de feuilles, ils se
rapprochaient d’eux. Sept loup ou chiens errants, Homère n'aurait su le dire,
les fixaient intensément les cernant de toute part. Avec une infinie patience
ils réduisaient l’écart entre eux et les deux compagnons sans aucune brusquerie
: il ne fallait pas que leurs proies tentent de fuir ou bien uniquement quand
il serait trop tard.
_Qu’est-ce qu’on va faire, chuchota Homère.
Perséphone le maintint en retrait mettant son
seul bras valide entre lui et les loups. C’était un geste vain et ils le
savaient tout deux. Homère regardait chacun des fauves, effrayé par l’avidité
qu’il voyait dans leurs yeux. L’écume affluait à leurs babines et la distance
se réduisait de plus en plus. Un froid envahit les membres d’Homère, comme s’il
était lesté de plomb, incapable de réagir.
_Ne fuis surtout pas! Ils vont te prendre
en chasse sinon, conseilla Perséphone dont la voix trahissait la peur.
Pourquoi les craignait-elle? Ils se
rendraient très
rapidement compte qu’il n’y avait rien pour se nourrir chez elle. Avec son bras
elle intima à Homère de continuer à se reculer. Quelques pas à peine et son dos
rencontra l’écorce épaisse d’un arbre. Impossible de reculer plus. De toute
manière ça aurait été inutile, ils étaient encerclés.
_Grimpe! Ordonna Perséphone
sur un ton qui n’appelait aucune hésitation.
Homère se retourna et tenta de grimper le
mieux qu’il put à cette arbre. Heureusement, il s’agissait d’un très vieux châtaignier
massif dont le tronc large était plein de circonvolutions et de nœud où Homère
put glisser son pied pour s’assurer une meilleure prise. Centimètre par centimètre
il se hissa jusqu’aux premières branches, et s’y maintint fermement. Alors
seulement il jeta un regard à ce qui se passait sous ses pieds.
Perséphone était assiégée par la meute de loup.
Ceux-ci se tenaient à présent à moins de deux mètres d’elle. En voyant le
premier fauve se jetait à sa gorge il ne put s’empêcher de pousser un cri. Par
réflexe, elle interposa son bras gauche estropié devant elle. Les crocs de la bête
se refermèrent sur celui-ci et Perséphone lâcha à son tour un hurlement de
douleur. Il se souvint alors de ses mots de ce matin : sa peau était le seul
endroit de son corps à percevoir la douleur. Il comprit alors la douleur qu’elle
avait pu ressentir en perdant sa main pour le sauver. Il devait redescendre et
l’aider comme il le pouvait!
_Reste en haut! Je vais m’en
sortir, dit-elle tout en gémissant de douleur.
Le fauve ne la lâchait
pas, les crocs plantés dans sa peau. Mais Perséphone tendit sa main valide et
serra le coup de la bête, fermement. Homère frissonna en entendant les gémissements
de la bête, qui finit par céder et desserrer sa mâchoire. Mais la synthétique
ne lâcha pas prise pour autant. Sa main ne faisait pas le tour du cou de
la bête mais sa prise suffisait largement pour étouffer la bête et c’est ce qu’elle
fit. Les autres loups la contemplait soudainement hésitants. Leurs gorges ne
poussaient plus de grognements mais des gémissements de supplication mais Perséphone
n’en avait cure. La bête qu’elle tenait à bout de bras commençait à s’agiter
avec de plus en plus de frénésie. Homère voyait bien d’où il était qu’il n’y
avait pas la moindre hésitation dans la posture de Perséphone : elle allait
achever cette créature sous le regard de sa meute.
Au loin des aboiements sonores. La meute
tourna la tête
ensemble et prit la fuite aussi vite qu’elle le put. Perséphone lâcha prise et
la bête sonnée heurta le sol dans un bruit mou. Homère ne savait plus trop ce
qu’il devait faire : rester en haut ou descendre. Et puis la froideur avec
laquelle Perséphone avait étouffé et tué ce loup l’avait décontenancé.
_Tu peux redescendre, c’est
des amis qui arrivent, dit Perséphone à son adresse.
Il descendit avec précaution
de son arbre et les vit sortir de l’ombre des sous-bois : quatre femmes vêtues
d’armures de cuir épais et montée sur de solides chevaux. A leurs pieds trois
molosses qui ressemblaient à s’y méprendre aux loups qui venaient de les
attaquer. C’est ce moment que choisi le loup que Perséphone avait tué pour
ressusciter comme par magie. La bête assommée se releva et s’ébroua avant de
voir les trois chiens qui grognaient en sa direction. Elle prit la fuite sans
demander son reste.
L’une des quatre femmes s’approcha alors d’eux.
Montée sur un percheron aux pattes lourdes, la femme qui les dévisageaient avec
suspicion était la plus âgée de son groupe : des rides et de nombreuses taches
brunes venaient consteller sa peau mate, la masse épaisse de sa chevelure était
grisonnante et des yeux aciers les scrutaient sans aucune douceur. Pourtant,
malgré son Age, Homère ne se doutait pas qu’une telle femme savait encore se
battre. Tout dans la posture de son corps, les épaules droits, la poigne
ferme qui maintenait sa monture, respirait la force.
_Vous n’avez pas tué le loup ? Leur
demanda-t-elle.
Il vit alors que les trois autres femmes
tendaient leurs arcs et leurs flèches dans leur direction. Homère
voyait dans leur regard une sombre détermination, un ordre de la femme aux
cheveux gris et ils seraient criblés de flèches sans aucun doute.
_Non, ce n'était pas nécessaire, répondit Perséphone.
La femme acquiesça
avec un grognement approbateur. C'était visiblement la réponse qu'elle
souhaitait entendre puisque dans un simple geste de la main elle fit baisser
les arcs et les flèches qui les visaient.
_Quelle est la raison qui vous amène
à traverser ces bois, étrangers? D'habitude les gens préfèrent emprunter la
voie du prince... les questionna-t-elle.
Elle jaugeait Perséphone
et Homère avec intensité.
_J'ai une amie parmi les cavalières
qui se nomme Frêne. Je suis venue ici pour réclamer son aide et l'avertir d'une
menace envers chacune des vôtres, lui répondit Perséphone tout en maintenant le
regard avec la femme aux cheveux gris par défi.
_Une menace que nous ne pourrions ni
combattre, ni fuir? Lui demanda une des cavalières en retrait.
Celle qui avait posé
la question était la plus jeune du groupe. Elle devait avoir tout au plus cinq
ans de plus que Homère mais elle sa longue chevelure rousse et bouclée qu'elle
avait coiffé de plumes lui donnait un air encore plus juvénile.
_Il n'y a rien dont on ne puisse au moins
se dissimuler Saule! rétorqua une brune massive, qui se tenait à
gauche du groupe.
_Bouleau, dit la dernière
femme qui ne s'était pas encore exprimé, une grande brune aux cheveux coupés très
courts, on devrait les amener à la matriarche je pense.
_Et pourquoi devrais-je le faire? Qu'est-ce
qu'il me prouve que ce ne sont pas eux la menace dont ils parlent, rétorqua
Bouleau, la femme à la chevelure grisonnante et visiblement la cheffe de cette
troupe.
_Nous avons promis de protéger
les faibles et accueillir ceux qui demandaient notre protection... commença la
rouquine.
_Non, je disais pas ça
pour ça. Bouleau, regarde son bras à la femme noire de plus près et tu me
comprendra, poursuivit la grande brune.
C'est qu'elle fit. La dénommée
Bouleau descendit de sa monture lourdement et scruta Perséphone avec
application. Elle finit par saisir son bras meurtri et par le tirer vers elle
pour l'observer avec soin. Un rictus de douleur passa furtivement sur le visage
de la synthétique. Homère put voir alors l'état misérable dans lequel était sa
compagne de route. Son bras avait été violemment entaillé par les crocs du
fauve et une sorte de sang blanchâtre s'épanchait de sa blessure. C'était pas
beau à voir et pourtant la cavalière contemplât ça avec une sorte de
fascination morbide. Perséphone détournait le regard toujours aussi gênée.
_C'est une...
_Oui j'en ai bien l'impression lui répondit
la grande brune toujours sur le dos de sa monture.
_Incroyable, il paraît
qu'on en voyait beaucoup plus que ça mais qu'ils ont tous fini par tomber en
ruine...
Perséphone serrait les dents silencieuse. S'en était
trop pour le jeune Homère qui se sentit envahie par une bouffée de colère, plus
forte que lui. Il s'interposa entra la Bouleau et Perséphone. La cavalière se
recula plus par surprise qu'autre chose. La vue d'une synthétiques avait complètement
sorti de son esprit le gamin qui l'accompagnait.
_Vous voyez pas qu'elle est blessée!
Cria-t-il. Dégagez de là! Arrêtez de la contemplez comme une bête curieuse!
Il se fichait bien de la réaction
de ses furies et fouilla dans son sac pour y trouver quelque chose. Il sortit
un mouchoir et proposa son aide à Perséphone.
_Fais-moi un garrot : il faut qu'il y ait
le moins possible de fluide blanc qui s'échappe.
Il s'exécuta sans prêter la moindre attention aux
quatre cavalières. Celles-ci l'observèrent faire en silence. Il noua le
mouchoir autour de son bras et serra le plus fort possible. Perséphone poussa
un soupir de douleur mais ne dit rien.
_Nous allons vous conduire chez la
Matriarche, décréta
Bouleau.
_Bien, nous allons vous suivre sans
histoire, acquiesça Perséphone.
La
route pour retrouver leur fameuse matriarche prit plusieurs heures. Homère
eut un léger pincement au cœur quand ils s'éloignèrent de la voie de chemin de
fer pour s'enfoncer encore plus dans les bois. La route fut très éprouvante
pour le jeune garçon. Lui et Perséphone restaient au milieu du groupe : Bouleau
et la grande brune devant et les deux autres cavalières derrière pour fermer la
marche. Les molosses étaient sur leur côtés et grognaient dès qu'ils jugeaient
qu'ils s'écartaient trop du chemin imposé par leur maîtresse. Trois molosses
pour quatre femme, qu'elle était celle qui n'avait pas de chien? Oh et puis
qu'est-ce que ça pouvait lui faire après tout. Son regard fixait la
nuque de la cheffe de cette troupe, la Bouleau comme ses camarades
l'appelaient, et un sentiment de colère reflua en lui.
_Arrête de la fixer comme ça, lui chuchota Perséphone.
Tes yeux ne projettent pas d'acides ça sert à rien.
Ils échangèrent un sourire complice et Homère
ne put s'empêcher de lui demander :
_ça va toi? S'enquit-il.
_Oui t'inquiète pas, j'en ai connu bien d'autres. J'espère
juste que Frêne est toujours vivante...
_Moi aussi parce que celles-ci n'ont pas
l'air de nous porter dans leur cœur. Tu n'as pas vu ton amie depuis
longtemps?
_Vingt ans, lui répondit-elle.
_Vingt ans! S'exclama le petit conteur.
_Oui il va falloir croiser les doigts qu'il
ne lui ait rien arrivé de grave pendant ce temps,
s'excusa-t-elle presque.
_Hé vous taisez vous! leur cria la cavalière
aux cheveux gris.
Le reste de la marche se déroula
dans un silence pesant. Homère garda la tête basse, marchant, un pas après
l'autre en silence. Il avait peur que Perséphone se soit trompé et la vue de
ses femmes farouches et particulièrement agressives n'avait rien pour le
rassurer. Il avançait ainsi encerclé, Son amie synthétique à ses côté écoutant
furtivement la discussion que tenait la jeune rousse et l'autre cavalière derrière
lui.
_Et s'ils avaient raison? Questionna-t-elle
sa compagne avec inquiétude.
_J'ai entendu l'écho
de certaines tribus au sud. Elles ont observé un rassemblement plus
qu'inhabituels au sud de la forêt, commenta la brune.
_ça pourrait être ceux dont ils parlent,
non?
L'autre femme acquiesça
d'un simple soupir.
_De plus j'ai entendu dire qu'ils étaient
équipés de certains modèles d'armes des ancêtres. Rien à voir avec nos épées ou
même nos flèches. Heureusement il nous reste toujours la solution de retourner
dans notre sanctuaire. Combattre ou fuir mais toujours survivre, lança la
brune.
Cette maxime était assez inhabituelle et sous son
apparence illogique, Homère ne put que saisir vérité de ses propos. Finalement,
les conteurs étaient en accord avec ça : ne mettre fin au récit d'une vie que
si celle-ci menace la vôtre.
_Et ils n'ont pas réussi
à voir aucunes de nos éclaireuses, questionna la rousse.
_Ton corbac ne t'a rapporté
aucun message de ce coin là ou quoi? La taquina l'autre.
_Non, la Matriarche m'a demandé
de lui faire porter un message bien au Nord de la voie royale mais il ne
devrait plus tarder à revenir à présent, lui répondit-elle un brin d'inquiétude
dans la voix.
La brune tenta de la rassurer comme elle le
put :
_Hé, t'inquiète pas ma petite Saule, je suis
sure qu'il reviendra à toi ton piaffe de malheur. Je te jure toi, depuis qu'on
t'a recueilli il a toujours fallu que tu fasse ton originale. Un oiseau? Qui a
idée de prendre pour protecteur un corbeau alors qu'un bon chien est plus le
fidèle des compagnons?
_Je sais bien Hêtre
mais on ne choisit réellement ni son protecteur ni son gardien, non?
Homère écoutait attentivement tout ce que les
deux femmes échangeaient, découvrant alors un peuple de Francie qui lui était
jusqu'alors totalement étranger. Ou alors peut-être que... Oui ça devait être
elles! Le peuple de sorcières dont certains villages parlaient comme d'une légende.
_Vous êtes les sorcières dont ils parlent tous,
s'exclama-t-il.
Sa phrase eut pour effet de stopper tout de
suite le pas des chevaux. La dénommée Bouleau se tourna alors en sa
direction et lui tint ce discours avec un ton dur.
_Les sorcières! C'est nous les sorcières quand tant
de jeunes filles viennent chez nous, violées, violentées, mariées de force et
obligées de nous laisser leur progéniture pour espérer effacer la tâche d'un
simple amour hors contrat?
Elle cracha sur le sol.
_Voilà, et ça c'est bien le moindre que je réserve
à tous les monstres qui séquestrent leurs filles pour s'assurer un
"mariage respectable". La vie est devenue si rare qu'on ne peut pas
se permettre de la gâcher! S’énerva-t-elle.
_Je ne voulais pas me montrer impoli,
s'excusa-t-il.
_Que tu l'aie voulu ou non peu importe
c'est comme ça
que tu t'es conduit. Nous ne sommes pas des sorcières! Notre nom est cavalière
et c'est comme cela que tu devras t'adresser à nous. Un homme ne faisant pas
preuve de respect ne peut espérer survivre longtemps parmi les nôtres.
Homère baissa la tête en signe de respect et
poursuit la route en restant bien silencieux cette fois-ci.
Au bout d'une demi-heure de marche ils
finirent par sortir des bois et tombèrent sur un axe routier très large. Le
bitume effrité prit la place de la terre sablonneuse des bois. Ils parvinrent à
une sorte de Carrefour où trônait un immense monument. On aurait dit une sorte
d'épée qui émergeait du sol longiligne et carré. La base était recouverte de
mousse et de lichen. On pouvait y lire sur une des faces ceci : " A Marie
Antoinette d'Autrice reine de France et de Navarre". Il avait entendu
parler de cette femme, une reine sous l'Ancien Régime, une époque encore plus
antérieur à celle de la Grande Extinction. Les cavalières contournèrent le bâtiment
sans y prêter plus d'attention que ça. Homère ne put donc pas s’y attarder,
bien qu’il se demandait bien qu’elle pouvait être l’utilité d’une telle chose.
Les cavalières prirent un des axes qui s’enfonçaient
dans une ville de l’Ancienne humanité. A leur gauche on pouvait quelques bâtiments délabrés et à leur droit
un haut mur. Sur ce mur on pouvait voir dépasser des postes de gardes en bois
bien plus récents que tout le reste. Des femmes saluèrent leur arrivée en
baisant leurs arcs et d’un geste de la main. La rue était jonchée d’épaves de
voitures plus ou moins délabrés ou plutôt plus ou moins pillés : ils n’en
restaient parfois que l’ossature métallique. Ces cavalières semblaient récupérer
des ancêtres tout ce qu’elles pouvaient et avaient apparemment beaucoup moins
de scrupules à cela que les maraîchers.
Plus ils se rapprochaient et plus le bruit
des sabots étaient
recouverts par le bruit de voix d’hommes et de femmes. Les habitants vaquaient à
leurs occupations : des peaux tannées prenaient le soleil sur la grande place,
au milieu d’étalages de fruits et de légumes mais aussi de viandes séchés, de
poissons et de vêtements colorés. Homère fut surpris de constater que la
population était également composée d’hommes.
_Vous n’êtes pas des amazones alors? Vous acceptez
aussi les hommes dit-il en s’adressant à celle qu’elles nommaient Saule.
_Les hommes ont le droit de vivre parmi
nous, oui lui répondit-elle
avec une affabilité qui l’étonna. Mais ils n’ont pas le droit de porter des
armes et de devenir des guerriers. Beaucoup d’entre nous ont souffert à cause
de leurs lois, les hommes vivants avec nous doivent accepter cela ou être
exclus.
_Des hommes viennent volontairement vivre
avec vous? Demanda-t-il surpris et profitant de l’affabilité de Saule.
_Peu bien sûr mais oui il y en a. Ce sont soient des
enfants abandonnées comme beaucoup ici ou des amants dont les parents ne
veulent pas pour gendre. Tant qu’ils respectent les règles de la matriarche
nous n’avons pas de soucis contre eux.
Ils traversèrent le marché et virent plusieurs membres
de cette petite ville saluer les quatre cavalières. Une vieille femme ridée et
courbée par le poids des années vint même à la rencontre de Bouleau.
_Hé ben qu’est-ce que vous nous ramener là!
_Des messagers apparemment, lui répondit-elle
avec un brin de moquerie. On va voir si la matriarche juge ça intéressant.
Elle n’avait pas mentionné un instant que Perséphone
était une synthétique. Homère se demanda ce que ce secret pouvait bien
signifier mais il n’eut pas le temps de réfléchir plus longtemps là-dessus
quand ils s’approchèrent de grilles en fers forgés épaisses. Il resta quelques
instants les yeux écarquillé face à ce qu’il pouvait voir devant lui : un
immense bâtiment carré et en pierre blanche trônait majestueusement au fond d’une
vaste cour. Une route de pavé propres et entretenus y mener. Sur les côté de ce
chemin de pierre de nombreux arbres fruitiers trônaient, les branches lourdes
de fruits que des hommes et des femmes cueillaient paisiblement apparemment indifférents
à la beauté de l’édifice qui les entouraient. Homère avança les yeux fixés sur
le bâtiment. Il était facile de voir qu’il avait surement était laissé à l’abandon
mais réhabilité par ces Cavalières. On pouvait voir encore quelques fenêtres
brisés aux rez-de-chaussée et à l’étage des vitraux colorés les avaient peu à
peu remplacés. Voyant que le jeune homme était ébahi par ce spectacle Saule ne
put s’empêcher de lui parler un peu de cet endroit.
_C’est notre demeure, notre château. Avant il
avait appartenu 02.à des rois et même à un empereur : on peut voir leurs
initiales un peu partout sur le bâtiment. Avant nous vivions dans les bois mais
notre population grandit de plus en plus et elle a décidé que nous méritions de
vivre un peu mieux avec tous les enfants que nous récupérons. Alors on vit ici
depuis une quinzaine d’année. J’ai pas beaucoup de souvenirs de notre vie d’avant
mais je peux te dire que c’était une ruine avant qu’on arrive. L’endroit avait été
dévasté, pillé, saccagé. Mais nous les Cavalières aimons à réparer les choses
cassées et brisées.
Il y avait dans sa voix une vrai fierté.
La même qu’Homère quand il parlait des siens.
_Nous aussi nous aimons réparer
les choses du passés, même si nous on perpétue plutôt leurs souvenirs, leurs mémoires.
_Alors tu dois être
de la Grande Citadelle, devina-t-elle impressionnée. Celle dont on parle qui
est au Nord, en suivant la Seine?
_Oui, c’est bien ça. Je suis un conteur, lui répondit-il
fier à son tour qu’elle connaisse les siens de réputations.
_J’ai entendu dire que votre cité était
gigantesque, avec des centaines de milliers de gens!
_Arrête-toi là Saule, lui ordonna Bouleau un
brin moqueuse. Ou sinon tu vas finir par t’enticher de lui.
Cette réplique fit taire la jeune cavalière sur le
reste du chemin.
Ils arrivèrent devant un massif escalier en fer à
cheval. Sur chacun de ses côtés se trouvaient d’immenses abreuvoirs où de très
nombreux chevaux apaisaient leur soif. Homère fut tout de suite saisi par l’odeur
forte de tous ces chevaux. Quelques femmes s’occupaient avec attention des
montures et l’une d’elle vint à la rencontre des cavalières.
_Bouleau, te voilà
enfin de retour!
Cette dernière descendit de sa monture avec une
facilité déconcertante et confia les rênes de celle-ci à la jeune femme. Les
trois autres cavalières firent de même.
_Tu les mettras au près
ensuite Bruyère?
_T’inquiète pas c’était déjà prévu, lui répondit-elle
avec un clin d’œil. Allez dépêche-toi de monter voir la matriarche avec tes
filles, j’ai entendu pas mal de rumeurs alarmantes venant du sud et je sais qu’elle
attends ton rapport avec impatience.
Les Cavalières s’exécutèrent sans se faire prier et
passèrent les quatre gardes en bas de l’escalier, munies de longues épées effilées,
tout en les saluant au passage. Elles grimpèrent les escaliers, encadrant
toujours leurs deux convives ou prisonniers. Au première étage une porte de
bois grossière leur fit face. Surement un rafistolage songea-t-il, vu comment elle détonnait avec tout le reste
du bâtiment. Encore deux gardes équipées cette fois-ci de lances. Il était
assez surpris de toute la sécurité mise en place par ses femmes. Il n’était pas
habitué par toute cette démonstration de force.
Une
fois à
l’intérieur, ils passèrent rapidement par un petit vestibule. Homère voulut s’arrêter
pour contempler les figures gravées au-dessus de la porte. Des créatures
baroques qu’ils avaient du mal à discerner et datant d’une autre époque. Mais
le rythme imposée par les quatre femmes l’empêcher de pouvoir contempler toutes
les merveilles du passé qui l’entourait.
Il jeta néanmoins un regard en direction de sa
compagne de route qui n’avait pas desserré les mâchoires depuis un bout de
temps à présent. Ses yeux étaient froncés et marqués par son inquiétude. Les
autre cavalière n’avaient plus parlé de Frêne et les menaient à leur chef pas à
son amie.
Après le vestibule, ils débouchèrent sur une
longue galerie. Et à la vue de tout ce qui l’entourait il ne put s’empêcher de
pousser un soupir d’émerveillement : les murs étaient recouverts de peintures
aux motifs complexes, le soleil les éclairaient de part en part nimbant ce long
couleur d’une couleur doré qui le subjuguait. Le temps semblait n’avoir pas fait
tant de ravages qu’ailleurs : bien sur le lambris des multiples boiseries
avaient ternis et la peinture par endroit cloqué sous l’effet de l’humidité
mais c’était de menus détails quand on voyait l’état de certaines habitations
dans le reste du monde extérieur.
_C’est incroyable, n’est-ce pas? Lui dit
Saule.
_Oui, comment est-ce que cet endroit a fait
pour rester intact aussi longtemps, demanda-t-il plus pour lui-même
qu’autre chose.
_A dire vrai, on en sait rien. L’endroit
a été pillé, certes comme à peu près toutes les maisons de Francie mais les
pillards n’ont apparemment pas eu le cœur à abîmer un pan de l’histoire de nos
ancêtres. Enfin, d’une partie d’entre eux en tout.
Au bout du couloir se trouvait une salle
aux dimensions bien plus réduites. Les murs étaient peints dans un
bleu pâle et une grande agitation régnait entre ses murs. Une vingtaine de
femmes discutaient autour d’une table, sur laquelle se trouvait les vestiges d’un repas et une grande carte dépliée
au milieu de celle-ci. Le débat était houleux, on pouvait le sentir aux voix
qui s’élevaient fermement et s’invectivaient vertement, se coupant la parole
sans cesse. Une hérésie pour Homère mais il s’abstint de tout commentaire qui
pourraient lui valoir encore une fois de plus des ennuis. Parmi ces femmes une
seule se taisait et écouter les autres songeuses, ses deux mains se rejoignant
sous son menton comme si sa tête était devenu trop lourde. Il sut tout de suite
que c’était elle, leur fameuse matriarche. Grande, mince, une peau halé et une
longue chevelure grise, tout en elle transpirait une sorte de force calme, une
sagesse que seul les années finissent par apporter. Elle devait avoir le même âge
que Bouleau mais elle ne projetait pas la même agressivité qu’elle. Une des
gardes annonça leur arrivée. Elle leva doucement sa tête dans leur direction.
Elle avait des yeux d’un vert intense et profond.
_Bonjour Bouleau, dit-elle d’une
voix un peu grave et rocailleuse, que nous amène tu donc…
Sa voix se coupa dès
que son regard se posa sur Perséphone. La synthétique lui adressa alors un
sourire un peu timide.
_Ce n’est pas possible, toi! Ici! S’exclama la
matriarche complètement décontenancée.
Elle se leva et se dirigea vers Perséphone
pour la regarder de plus près. Toutes les femmes dans la salle se turent, témoins
silencieuses de ses retrouvailles.
_Mais oui! Perséphone!
Alors la matriarche prit dans ses bras la
synthétique
dans une étreinte sororale. Perséphone émit un petit gémissement de douleur
quand son amie la serra dans ses bras.
_Vingt ans! Ça fait vingt ans, tu te rends compte! Et
tu n’as pas changé, pas une ride, rien!
_Je suis désolée si je ne peux pas en dire autant de
toi Frêne, se moqua Perséphone.
Frêne la matriarche éclata de rire. Elle
avait la trentaine lorsque Perséphone et elle s’était vu depuis la dernière
fois et aujourd’hui elle avait vingt ans de plus… Elle était presque à l’aurée
de la vieillesse, elle le savait mais cette réalité ne la faisait pas réellement
souffrir. Vivre jusqu’à un âge avancée est une chance.
_Je vous prie de m’excuser
mais je vais ajourner cette séance! Mes
dames vont vous guider jusqu’à vos appartements et nous reprendrons ce sujet
demain.
Aussitôt dit, aussitôt fait toutes les femmes
quittèrent la pièce exceptée leurs escortes, les gardes, Perséphone, la
matriarche et Homère.
_Alors c’était vrai, tu connais vraiment la
matriarche, s’exclama décontenancée Bouleau à l’adresse de Perséphone.
_Oui et depuis très
longtemps, lui confirma la matriarche. Bouleau, je te remercie d’avoir ramené
Perséphone et son ami, vous pouvez nous laisser à présent.
Bouleau baissa la tête
en signe de déférence et de respect et partit accompagné par ses trois cavalières.
Les deux gardes en poste sortirent également laissant seuls dans la pièce,
encore si bruyante quelques instants auparavant, Frêne, Perséphone et Homère
qui ne savait vraiment pas où se mettre.
_Je vous en prie asseyez-vous! Tiens mon
garçon,
ce n’est pas grand-chose mais n’hésite pas à te servir sur ce qui reste à
manger sur cette table. Gâcher la nourriture ne fait pas partie de nos
habitudes.
En disant cela le regard émeraude
de Frêne se posa sur lui avant de se diriger en direction de Perséphone. Elle
vit alors sur le bras de la synthétique la blessure encore humide du sang
blanchâtre des androïdes.
_Oh! Mais tu es blessée!
S’inquiéta-t-elle.
_ça va aller. Tes cavalières nous ont sauvées
la vie : nous avons été attaqués par des loups sur le chemin. Mais entre ça et
la perte de ma main je vais avoir besoin d’un bras de rechange et je…
_Et tu voulais savoir si la demeure de ton
ancien esclavagiste était toujours en état avec tous ces synthétiques
en panne depuis longtemps?
Un hochement de tête
verticale de Perséphone approuva les paroles de la matriarche.
_Oui, toutes les pièces
de rechanges dont tu as besoin sont présentes, mais plus où elles se
trouvaient. Quand nous nous sommes emparés de cet endroit j’ai choisi de faire
rapatrier tout ce qui avait de la valeur. La technologie de nos ancêtres en
fait partie, bien entendu. Bien entendu nous te fournirons tous les outils et
matériels nécessaires pour te soigner!
Perséphone la remercia poliment tout en ne
cessant de fixer toutes ces petites choses que le temps avaient greffés sur
elle qui faisait de Frêne une étrangère : les rides épais aux coins de ces yeux
et de ses lèvres, les nombreux cheveux blancs éparpillés dans sa chevelure, et
sa peau qui partout était devenue plus fine et tombante. Oui, elle avait tant
changé en vingt ans. Vingt années qui pour Perséphone étaient passé si vite
avait laissé des empruntes bien lourde sur le corps et le visage de son amie.
Et que dire de sa personne!
_Alors tu es devenue la matriarche? Débuta
Perséphone pour inviter Frêne à la conversation.
Un sourire fière s’épanouit sur le visage de la
cinquantenaire.
_Oui, dit-elle pleine d’emphase.
Et tout ce que tu vois ici, elle écarta ses bras pour pointer toute la pièce et
au-delà, c’est moi qui l’ai bâti.
_Impressionnant, lui concéda-t-elle.
Ça ne ressemble plus aux cabanes dans la forêt que j’ai connue.
_Notre peuple a connu une forte croissance
dans les années
qui ont suivi la dernière fois que je t’ai vu, expliqua la matriarche. Nous
avons continué de faire ce que nous avons faire depuis toujours : recueillir
les êtres perdus. Parfois j’avais l’impression que nous étions un aimant pour
tous les malheureux, les orphelins, les bâtards et les âmes perdues. Mais à
force d’ouvrir notre porte notre existence devint moins mystérieuse, moins secrètes.
Le bruit courait à travers toute la région qu’une bande de sorcières mangeaient
les enfants abandonnées ou volaient les âmes des voyageurs isolés… La bêtise de
certain est sans bornes… Mais les barbares de la forteresse ont fini tout de même
par envoyer une petite armée pour essayer de détruire ce fléau tapi dans les
bois… Leur surprise, je te jure, éclata Frêne d’un coup. J’en garde un souvenir
mémorable! Ils sont arrivés dans leurs belles armures, une centaine d’hommes
tout au plus et ils avaient dressé un camp à l’aurée des bois, en espérant qu’ils
finiraient pas nous débusquer… Ils auraient pu attendre longtemps, la forêt a
toujours été notre élément naturel, dit-elle en servant à Homère un verre de bière
âcre. Nous attendions juste de nous réunir tous, toutes les tribus de Cavalières.
Une idée à moi : les impressionner le plus vite et brutalement possible pour
leur passer toute envie de revenir sur nos terres.
_Qu’avez-vous fait? Finit par demander Homère
que le récit captivait.
La matriarche abattit son poing serré
contre la table dans un geste des plus théâtrales.
_Nous avons attendu la nuit et nous leur
sommes toutes tombés dessus. Les chevaliers de la forteresse
sont des idiots pétris d’honneurs : ça ne les gênaient pas de chercher à nous
massacrer les unes après les autres mais ça devait se passer le jour et sur un
champ de bataille. Nous, nous ne nous battons jamais pour l’honneur ou toute
autre raison stupides : je ne me suis jamais battu ni n’ai jamais tué pour
autre chose que pour survivre. Et c’est ce que nous avons fait cette nuit-là.
Ils ont tellement été sonnés et surpris par l’attaque qu’ils ont commis une des
plus grandes erreurs possibles : se replier dans les bois. Bien sûr nous les
avons battus avec une facilité déconcertante. Nous aurions pu tous les tuer
cette nuit-là mais j’ai réussi à convaincre les miennes qu’on gagnerait plus à
les laisser rentrer chez eux en portant ce message : ces bois sont à nous et à
nous seules! Excepté la voie royale, aucune intrusion ne sera autorisée de la
part des habitants de la forteresse ou ce serait alors perçu comme une déclaration
de guerre.
_Et le roi de la Forteresse a accepté?
Celui qui vit sur l’île a accepté cela? Demanda très surprise Perséphone.
_Oui, il a dû accepter ce marché sinon il aurait perdu
la face à cause de leur maudit honneur… Mais cette victoire a répandu la
nouvelle de l’existence d’une tribu de femmes bien au-delà de notre forêt. Et
nous en avons vu tant… Avant nous ne recueillons que quelques pauvres âmes de
temps en temps. Mais après notre victoire sur le roi de la Forteresse… Hé ben
nous en avons vu arrivé par centaines et même milliers aujourd’hui. Et surtout
les hommes sont arrivés en masse…
Vu le ton dramatique qu’employait
Frêne, Homère eut rapidement l’impression d’être de trop.
_Certains de ces nouveaux ont cru voir en
les Cavalières
de faibles femmes. Des pouliches un peu sauvages qu’il fallait dresser,
dit-elle un brin amère. Nous n’avions jamais eu à faire face à un conflit à l’intérieur
de nos rangs. Jusque-là les quelques hommes qui s’intégraient à notre communautés
étaient soit les enfants de nos sœurs, soient des amants qui n’avaient pas d’autre
choix s’ils espéraient vivre avec la femme de leur cœur. Mais là, ces derniers
voyaient en nous une conquête facile. Ceux-là n’ont pas eu le droit à notre clémence.
Un sourire carnassier au lèvre
appuya ses derniers mots.
_Après cet incident nous avons légiférer : nul
homme ne pourra prendre chez nous ni les armes, ni les pouvoirs.
La main d’Homère se porta alors involontairement à
sa poche où se trouvait le poignard de sa mère dans son fourreau en cuir.
_Ne t’inquiète pas petit, je fais suffisamment
confiance à Perséphone pour autoriser quelques exceptions. D’ailleurs je parle,
je parle mais je ne sais même pas qui est ton petit protégé!
Alors Perséphone présenta à la matriarche Homère, lui
raconta par le détail comment ils s’étaient rencontré, le sauvetage, le village
détruit, son abandon, et la décision de l’aider à retrouver les siens. Il lui
fut réellement reconnaissant qu’elle n’évoque pas la mort de sa mère.
_Ce que tu dis là…
ça concorde malheureusement trop bien avec les rapports que j’ai entendus des
tribus venant du sud des bois…
Elle se leva songeuse et se tint debout
dans l’encadrement
de la fenêtre.
_Frêne, toi et tes sœurs vous devriez fuir…
_C’est ce que nous avions prévu de faire.
Combattre ou fuir mais toujours survivre… Mais voilà, nous ne voulons plus
uniquement survivre! J’ai fait rappeler toutes nos sœurs et nous allons nous
retirer à notre sanctuaire. Ils ne nous y trouverons jamais, c’est certain mais
que ferons-nous le jour où ces guerriers auront toute la Francie à leurs pieds?
Nous ne pourrons pas fuir éternellement.
_Il te faut des alliés,
conclu Perséphone.
Un hochement de tête
approuva ses paroles.
_J’ai toujours été plus ouverte à la nouveauté
que la plupart de mes sœurs. Peut-on les en vouloir? Notre clan s’est d’abord bâti
sur des femmes brisées, des désaxés, des malheureux. Quand le monde est contre
vous, peut-on en vouloir à ceux qui se montre méfiant? Homère, dit-elle en
tournant la tête vers lui, si je te fournis de l’équipement et une garde
acceptera-tu de porter un message de paix aux tiens?
_Oui je le ferais Matriarche.
Homère
passa le reste de la journée, seul livré à lui-même dans le domaine des Cavalières.
Perséphone et Frêne s’était retirées pour trouver de quoi pouvoir réparer le
bras de la synthétique. Oh bien sûr, la Matriarche lui proposa bien une guide
mais il préféra se perdre dans les jardins du château. De toute manière entouré
par cette armée de femmes que craignait-il réellement?
Il vadrouilla donc entre les jardins, les
potagers, les vergers qui cernaient le château. Des femmes et des hommes ne
cessaient de s’activaient la tête recourbé contre la terre et chargeaient de
lourds chariots. Il passa même à côté d’un lac où une quantité impressionnantes
de poissons se précipitaient à la surface de l’eau attirée par le pain rassis
qu’une vieille femme leur lançait. Le soleil couchant dardait ses rayons ocre
sur la surface de l’eau. Au milieu du lac une petite bâtisse de pierre blanche
flottait au-dessus de l’eau doré.
_On se demande bien à
quoi se servait cette petite maison, non?
A sa gauche se tenait, sortie d’il
ne savait où, la rouquine qui l’avait accompagné jusqu’à cette magnifique cité.
Il n’eut tant de rien dire qu’un sombre oiseau coassant se posa à leurs côtés :
un corbeau aux proportions gigantesques. Il eut automatiquement un mouvement de
recul. Il avait vu assez de ces oiseaux de mauvaises augures dans le village
des maraîchers se délecter du corps de connaissances.
_Hé calme toi! C’est mon protecteur il ne te
fera pas le moindre mal! S’exclama Saule les deux mains en avant dans une
tentative d’apaisement.
L’oiseau, comme pour corroborer ses dires,
se posa sur son épaule, picorant son oreille avec tendresse.
_Calmes-toi, je vais te donner à
manger tout de suite.
Elle sortit alors d’une
de ses poches un sac en tissus emplis de graines et en déversa quelques-unes
sur la rambarde de pierres qui entourait le lac et où ils étaient adossé avant
l’arrivée de l’oiseau.
_Je suis désolée, d’habitude il ne provoque pas ce
genre de réactions chez les gens. Il provoque plutôt le rire des autres cavalières…
_C’est… C’est que récemment j’ai pu voir
certains corbeaux en train de dévorer… Enfin de se nourrir du cadavre de gens
que je connaissais.
Elle poussa un petit ricanement.
_C’est étrange, non? Tu crains des animaux
qui n’ont rien fait, ce n’est pas eux qui ont tués ces proches pour se nourrir?
_Oui, mais les voir ainsi…
_Je sais, comme beaucoup ta tribu enterre
vos morts ou les brûle. Tout pour ne plus jamais les voir. Il
n’empêche qu’ils seront tout autant morts!
_Et que font les cavalières,
rétorqua excédé par le tour que prenez cette conversation avec cette jeune
femme.
_Après la grande cérémonie nous déposons les
corps des nôtres en pleine forêt afin que nos corps rendent un peu à celle-ci
ce qu’elle nous a donné.
_Au final, vous aussi vous effacez le corps
de vos défunts,
souligna le jeune conteur.
Elle lui concéda ce fait de bonne grâce.
_Et sinon tu disais tout à
l’heure que tu viens de la Citadelle, celle qui est toute au Nord du fleuve?
Il lui parla alors un peu de chez lui. De
sa grande cité
avec ces quatre tours et ces murs, toutes les tribus la composant et les
richesses qu’elle abritait.
_Comment les femmes sont traitées
chez vous? Finit-elle par lui demander sans plus de détours.
_Comme les hommes. Nous traversons des cités
où ce n’est pas le cas mais nous pensons que les capacités de chacun est plus
importante que leur sexe. Souvent ma mère rétorquait aux villageois qu’on
aidait et qui lui faisait remarquer qu’elle était une femme que nous ne sommes
pas suffisamment nombreux pour faire la fine bouche. Je me souviens même d’une
fois où un chef lui avait donné une rétribution moins important que mon père
pour une récolte : elle s’était servie dans les légumes à hauteur de ce que
malotru lui devait et quand il s’en est plaint elle lui a rétorqué que s’il la
payait moins c’était qu’elle avait moins cueilli que les autres et que ces légumes
n’existaient pas par conséquent. Je me souviendrais toujours, il avait l’ai
tellement stupide. Il a plus jamais tenté de refaire la même à ma mère.
_Elle est morte? Parce que tu parles d’elle
tout le temps au passé?
_Oui, il y a peu de temps…
Un silence gênant se posa entre eux. Elle tenta de le
briser le plus vite possible en changeant de conversation.
_Donc les tiens n’avaient
rien à voir avec les sujets de la Forteresse…
_Non, on les connait, on passe rapidement
devant avec le convoi chaque année. On fait juste un peu de commerce avec
eux mais ça s’arrête là. Ils n’ont jamais aucun travail à offrir, n’ont pas
besoin de notre savoir et de toute manière ils ne s’intéressent qu’aux
histoires qu’il y a dans leur livre sacré.
_On est au moins d’accord
sur ce point! Tu sais lire?
Il lui répondit oui. Elle en fut fascinée bien qu’elle
savait lire également mais non sans difficulté. Elle avait appris sur le tard
et par la force des choses quand elle avait recueilli son corbeau et qu’elle
avait décidé d’en faire son protecteur. Une excentricité dangereuse selon
Bouleau sur le champ de bataille : rien ne vaut un bon chien bien dressé et fidèle.
Comment son corbeau pourrait-il la défendre en cas d’attaque?
_Comment l’as-tu appelé? Demanda Homère curieux d’en
apprendre autant sur les rites et coutumes de ce peuple autrefois si mystérieux
pour lui.
_Ange, on m’a dit que c’étaient eux qui portaient les
messages des dieux dans les anciennes légendes. Je me suis dit que ça lui
convenait à merveille. C’est comme ça qu’il me protège, à sa manière.
En retournant doucement au château,
Saule et Homère continuèrent de discuter des habitudes des cavalières. Elles
allaient toujours par trois : la Cavalière, leur monture ou gardien et leur
protecteur leur chien. La cavalière devait nourritures et abris à son gardien
et protecteur. Pour être une Cavalière digne il ne suffit pas d’être la
meilleure au tir à l’arc, d’être la guerrière la plus redoutable ou d’être la
chasseuse rentrant avec le plus de proies. Non, une sœur avait beau faire tout ça
si son gardien mourrait sous l’effort ou si son protecteur devenait rachitique à
force de mauvais traitements elle devenait indigne. Saule lui recommanda d’observer
demain, l’arrivée des cheffes de tribus : les règles d’hospitalités
concernaient tout autant celles-ci que leurs protecteurs et gardiens. Il était
très mal vu que l’on offre rien à ces derniers, ni un peu d’avoine, ni un peu d’eau
fraîche pour qu’ils puissent se désaltérer. C’est grâce à son protecteur et son
gardien que toute cavalière pouvait surpasser n’importe quel guerrier. Elle
devait donc se montrer reconnaissante de leur loyauté et la rétribuer. Elle lui
expliqua comment elle faisait comprendre à son protecteur et son gardien ce qu’ils
devaient faire mais Homère remarqua qu’elle n’employa jamais le terme de
dressage ou de domestication. Les cavalières percevaient leurs relations avec
leurs chevaux et leurs chiens comme un partenariat, un juste échange. Et Homère
comprit avec ce que lui expliquait Saule qu’elle n’employaient pas de méthodes
violentes à la manière de certains paysans avec leurs bêtes de somme.
_Tu es fière de faire partie de ses femmes,
affirme-t-il en traversant une porte de service pour se diriger dans la grande
salle à manger.
_Oui, sans elles je serais morte. Je fais
partie des enfants abandonnés et sauvés par les sœurs.
Elle défit l’écharpe d’un bleu un peu passé qu’elle
avait autour du cou et lui tendit.
_C’est Bouleau qui m’a vu, enfin… Elle m’a
plutôt entendu, corrigea-t-elle en rigolant. Elle m’a raconté que je pleurais
toutes les larmes de mon corps, que je geignais si fort que j’en aurais réveillé
la forêt toute entière. Elle est venue me chercher, déposée au pied d’un arbre
et enroulée dans cette couverture, raconta-t-elle en tendant son écharpe. “Une
créature qui hurle autant a forcément la rage de vivre au ventre” s’est dit
Bouleau ce jour-là. Elle m’as donc ramené ici, confier à une femme qui venait
de mettre au monde une petite fille, et m’a pris sous son aile quand j’ai été
en âge d’apprendre les règles de vie d’une cavalière.
_Bouleau n’a pas l’air… il hésita cherchant un mot
pas trop négatif… elle n’a pas l’air très douce.
_Oh! Ça elle ne l’est certainement pas, elle est
bourru, agressive, parfois vulgaire et injurieuse mais elle prend soin des
siens à sa manière et est une des sœurs les plus valeureuses que je connaisse.
L’odeur des plats commencèrent à caresser le
nez d’Homère. C’était une odeur de gibiers, de feu de bois et de terres. Des bêtes
rôtissaient encore au fond de la salle dans d’immenses cheminée et des plats de
pommes de terres et de champignons mijotaient dans de la graisse de cuisson. La
salle était vaste mais également très bruyante avec toutes ces tables dressés
et ces gens qui discutaient, criaient et s’interpellaient d’un bout de la salle
à l’autre.
_C’est toujours comme ça chez vous?
Questionna Homère.
_Non, d’habitude on est beaucoup moins nombreuses
: mais la Matriarche a convié les villageois et villageoises affiliés aux
cavalières et nos sœurs de l’Ouest viennent d’arriver suite à l’appel lancée
par nos sœurs du Sud.
_Oui, j’ai entendu dire : elles ont vu débarquer
les mêmes personnes qui ont attaqué les miens.
Saule acquiesça.
Ils s’approchèrent des fourneaux et un homme les
servi. La viande sentait très fort et les pommes de terres étaient ruisselantes
de jus de viandes. En se posant à une place libre, ils virent arriver à eux
Perséphone accompagnée de la grande brune, amie de Saule. Perséphone montra à
Homère son bras en parfait état. Une seule chose lui sauta aux yeux : la
couleur de la peau synthétique était blanche et non marron comme sur le reste
du corps à Perséphone.
_Je n’ai pas vraiment eu le choix lui expliqua
Perséphone de sa voix chaude et précipitée comme à son habitude. J’ai fait avec
ce qui leur restait. Il y avait bien un bras de la même couleur mais il était
minuscule, ça n’aurait pas du tout été maniable à la longue.
_Vous allez devoir dissimuler ça,
suggéra Saule. Je peux essayer de vous avoir une paire de gants? Ça devrait être
amplement suffisant.
Perséphone remercia la jeune cavalière et
expliqua comment s’était déroulé sa réparation avec l’assistance de la grande
brune, qui, comme il l’apprit au détour de la conversation s’appelait Pin.
_C’était très instructif Perséphone, les
cavalières vous sont reconnaissante d’avoir bien accepté nous laissez assister à
votre réparation.
Pin se passionnait pour les rouages et mécanismes,
même si tout ce qu’elle pouvait bricoler semblait bien pauvre à Homère en
comparaison de ce qu’était capable de faire les techniciens de sa cité.
Le reste de la soirée
se déroula à merveille. Une fois rassasié, Pin et Saule les accompagnèrent à
leur chambre, enfin, surtout celle d’Homère puisque Perséphone n’avait aucun
besoin de dormir. Mais elle les accompagna. La pièce était relativement petite
mais elle représentait un palace par rapport à la cabine où il avait l’habitude
de dormir d’habitude. Perséphone donna congés à leurs guides et se tourna vers
son petit conteur.
_Je te dois une histoire avant de dormir je
crois?
“Bon
où est-ce que je m’étais arrêté hier… Faut dire pour ma défense que cette journée
a été si riche en action qu’il est normal que je sois un peu perdu. J’ai l’impression
que bien plus d’une journée s’est passé…”
“Rachel?
Oui, Rachel! Merci Homère on en était à ma vie misérable d’androïde péripatéticienne.
Aristote? Non je ne connais pas… Ah oui! Je comprends… C’est que tu en connais
tant sur le monde d’avant que j’oublie parfois que tu n’en maîtrise pas toutes
les subtilités. Ce mot avait un autre sens à mon époque que celui de disciple d’Aristote…”
“Donc
je te racontais quelle vie misérable et sans avenir je menais avant de
rencontrer celle qui fut ma sauveuse. C’était une femme, âgée de plus de trente
ans lorsque je l’ai rencontré la première fois. Une grande femme mince, la peau
mat, des yeux noisettes et avec une prestance de dame. Elle a débarqué chez mon
propriétaire à la fin d’une journée de janvier glaciale. Nous étions assez
surprises en entendant la grande porte s’ouvrir. Il faisait encore jour et les
premiers clients débarquaient rarement avant que le soleil ne soit tombé. Mais
la surprise fut totale lorsque cette femme débarqua, accompagnée d’un homme en
costume noir, un garde du corps certainement. Ma mémoire peut tout te restituer
avec détails. Elle portait un long manteau noir, couvert de neiges et d’un
chapeau tout aussi noir aux larges bords. Elle balaya la salle derrière ses
grosses lunettes. Le propriétaire est venu à elle un peu décontenancé : il
arrivait qu’il y ait une clientèle féminine dans son établissement mais
celle-ci était tout de même assez rare pour qu’il soit tout de même toujours un
peu pris de cours. Il l’accueillit quand même avec le maximum d’égards, lui
proposant un café et même un verre de vin. Elle accepta le café, s’assaillant
sur une des lourds fauteuils qu’il y avait dans le salon principal. Elle
demanda si elle pouvait fumer et alluma sa cigarette avant même qu’il ne lui réponde
oui. Durant toute la scène je n’ai pas pu la quitter des yeux : alors c’était
elle, le genre de femmes que nous étions sensé singer pour satisfaire les
hommes? Ça me semblait irréaliste que nous puissions faire illusion.”
“Une
longue discussion débuta entre le propriétaire et la dame. Elle le questionnait
sur nous, nos conditions de travail, notre entretien. Au début, le propriétaire
répondit à toutes ses questions de bonne grâce mais au fil des minutes il commença
à se montrer de moins en moins conciliant, de moins en moins patient. Que
pouvait-elle bien lui vouloir? Elle n’avait même pas encore demandé à voir sa
marchandise devait-il penser. Il finit par forcer la chose en l’invitant à
contempler toutes les synthétiques qu’ils pouvaient lui proposer. Elle le
suivit et son regard scrutateur se posa sur chacune d’entre nous avant qu’il ne
finisse par se bloquer sur moi.”
“C’est
celle-là que je veux dit-elle au propriétaire. Et le propriétaire me loua à
cette femme. Cette femme attisait tellement ma curiosité que je ressentais
presqu’en moi le fantôme d’une émotion. Nous sommes donc allées dans une des
chambre que nous proposa le propriétaire et je me préparais à ce que je devais être
pour elle, à ce que je devais faire, à ce que je devais dire. Mais elle me
coupa immédiatement une fois la porte close. Elle me montra la photo d’un homme
sur son smartphone et m’expliqua très rapidement qu’elle n’aurait besoin d’aucun
des services que je pouvais lui proposer. Tout ce qu’elle voulait savoir c’était
si j’étais capable de reconnaître l’homme sur la photo. Je lui répondis alors
que ma programmation m’interdisait de répondre à des questions sur mes anciens
clients. Une étrange lueur passa dans son regard : si je lui répondais ça, c’est
qu’il devait bien être un de ses anciens clients. Sa logique était imparable et
je me dis que mes programmateurs n’étaient pas si malins que ça finalement.”
“Elle
se posa sur le lit et frotta ses tempes. Elle était visiblement fatiguée. Je
fis donc tout ce que ma programmation me réclamait de faire : je lui aie proposé
un massage. Elle partit soudainement dans un grand éclat de rire. Je ne me
pensais pas aussi drôle, surtout à cette époque.”
“
C’est surtout d’un bon avocat dont je vais avoir besoin, m’a-t-elle dit. Je me
souvenais de son époux comme de tous mes clients, ma mémoire était ainsi faite.
Il était assez ordinaire comme homme, sa seule particularité c’est qu’il me
choisissait à chaque fois et qu’il était plus silencieux que la plupart. C’est
ce que j’ai dit à Rachel mais sans m’étendre plus. Elle m’expliqua qu’elle
avait besoin d’un bon avocat parce que juridiquement coucher avec une Eve-X n’était
pas une cause de divorce. Pas de statut d’être humain, pas d’adultère reconnu.
Mais elle aurait préféré que je sois humaine. Venir dans un endroit comme
celui-ci… C’était l’insulter encore plus et cracher sur tout ce en quoi elle
croyait.”
“En
quoi croyait-elle, lui aie je donc demandé. Elle croyait en la liberté et l’autodétermination.
Même pour les machines. Cette idée m’apparut d’abord étrange. Je n’avais songé
que je pouvais être ou faire quelque chose d’autre. Je m’en rends compte
aujourd’hui : j’étais un être si apathique. Mais bon c’est comme ça qu’on m’a
programmé…”
“Rachel
partit dans un rire amer. Elle savait que son mariage était un vrai naufrage
mais il fallait qu’Edouard rajoute à cela l’insulte. Elle savait qu’il était
loin d’être un abruti, s’il se rendait ici pour satisfaire des besoins que sa
femme ne comblait plus c’était avec l’envie de rajouter l’injure au plaisir.
Mais elle aussi elle pouvait jouer à ce petit jeu là…”
“Après
cette rencontre étrange, je me suis un peu calmée sur les mises en veilles forcés.
J’avais trouvé un sujet de réflexion qui momentanément retint plus mon
attention que les songes lointains faits lors des mises en veilles. Les jours
se sont succédés, sans saveurs et vides comme toujours. Les clients défilaient
comme à l’accoutumé me laissant glaciale. Seule cette femme occupait mon
cerveau de synthétique. Je me disais alors que je ne la reverrais surement
jamais…”
“Puis
un jour ensoleillée de mars, elle réapparut au bordel, toujours aussi belle et
majestueuse. Elle sortit un chéquier de son sac et demanda à mon propriétaire
son prix. Son prix pourquoi lui demanda-t-il déstabilisé. Son prix pour la
synthétique Eve-X-13 modèle 2305. Quel qu’il soit, elle paierait affirma-t-elle
sans sourciller maîtresse de la situation. Mon ancien propriétaire balbutia que
je n’étais pas à vendre, que je lui rapportais bien trop à l’année pour que ce
deal soit rentable pour lui. Elle demanda ce que je rapportais sur une année de
labeur et combien je lui avais coûté. Elle additionna les deux, griffonna le
montant sur son chéquier et lui tendit. Il essaya de balbutier quelque chose,
mais Rachel le coupa sans aucun ménagement : tout ce qu’elle attendait c’était
l’acte de propriété de la synthétique qu’elle venait de s’acheter. Mon propriétaire…
Oui, qui ne le serait plus pour très longtemps, je te l’accord petit conteur.
Donc je disais mon propriétaire est parti à toute vitesse le chercher dans le
coffre où il rangeait tous ses gains du jour avant d’aller les déposer en
banque et ces certificats de propriétés pour chacune des synthétiques qui
travaillent pour lui. Il l’apporta alors à Rachel. Moi, j’étais restée bras
ballant les regardant faire sans rien dire. Une seule chose fit vibrer une
ombre d’émotion : le regard que Katsuni posa sur moi à ce moment-là. Je serais,
encore aujourd’hui, bien incapable de te le décrire avec exactitude ni même de
comprendre toutes les émotions qui la traversait. Il y avait de la jalousie, j’en
suis certaine. Comme je te l’ai dit elle appartenait à un modèle bien plus
proche d’un être humain que moi avec tous les verrous qui bloquaient mon IA.
Elle acceptait sa situation d’esclave parce que le propriétaire lui offrait un
statut au-dessus des autre synthétiques mais me voir aujourd’hui libre… Je
crois que si elle avait équipée de glandes lacrymales elle aurait pleuré de
jalousie, d’amertume et enfin de tristesse. Mais tout ça je ne le savais pas à
l’époque où je n’étais pas en mesure de pouvoir le saisir. Tout n’était pour qu’informations
plus moins distantes, plus ou moins intéressantes. Je ne les vraiment compris
quand nos chemins se sont recroisés de nouveau bien plus tard. Mais je te
raconterais tout ça une autre fois, ne précipitons pas le récit, sinon je n’aurais
plus rien à te raconter les autres nuits.”
“Rachel
m’a donc emmené avec elle ce jour-là. Pas dans un camion ni dans une boîte ni
dans une civière pour synthétiques. Non comme un être humain, à l’arrière de
berline noir, à ses côtés.
“
Elle a essayé de me parler sur le trajet mais j'étais bien trop prise par
l'observation du monde au travers de cette minuscule vitre de voiture. Bien sûr
je connaissais le monde extérieur grâce à la mémoire implantée lors de ma
programmation mais le voir de mes propres yeux... Et ben ça n'avait rien à
voir. Il y a tant de choses à voir : les couleurs des arbres, celui du ciel,
les autres autos autour des nous et les gens dans ces mêmes voitures. Des gens
concentrés sur la route, d'autres en train de discuter, certains étaient même
en train de chanter en tapotant en rythme leur volant. Le paysage défilait à
toute vitesse. On a traversé des villes, mêmes des forêts et des champs. Rachel
trouvait juste dommage que ce ne soit
pas le printemps ou même l'automne. Elle m'expliqua, lorsque je me montrais
plus réceptive, la beauté de ces saisons de transitions, de changements, de
vie. Elle me m'évoqua des mythes anciens où les êtres humains voyaient les
quatre saisons comme une métaphore de leur propre vie : la naissance, la
croissance, la maturité et la mort. Je l'écoutais parler et je me rendais
compte à quel point ma mémoire implantée, les connaissances et les savoirs sélectionnés
par des programmateurs me limitaient dans une minuscule sphère étroite. Le
bordel n'était finalement que l'enceinte physique de cette prison. Et
soudainement, juste grâce à un petit trajet en voiture d'à peine, quoi, une
vingtaine de minutes tout au plus, je me suis retrouvée dans un nouveau monde
aux dimensions infinies. Les veilles forcées ne me semblaient plus aussi intéressantes
tout d'un coup: le monde était tellement plus vaste. Et encore je n'avais pas
encore conscience de l'étroitesse de mon esprit, de l'étendu du blocage conçu
pour me faire accepter une vie d'esclave malgré mon intelligence
artificielle. »
«
Nous nous sommes arrêtes devant une grande maison sur les bords de Seine. La
nuit était déjà tombée, d'un coup, violemment. En sortant je me suis stoppée
quelques instants, saisies par la beauté des reflets que dessinaient les
lampadaires sur la surface irisée du fleuve. Tout d'un coup de nouvelles réminiscences
me saisirent. Je revoyais les flaques d'eau étoilés de mes veilles forcées.
Tout y était : l'eau reflétant les éclats orangés des lampadaires. Une
constellation renversée encore plus face grâce à la surface du fleuve. Ce n'était
donc pas uniquement un délire de mon cerveau synthétique. Ni bugs, ni glitch
dans ma perception de la réalité. C'était des souvenirs. Oui des souvenirs qui
n'étaient pas les miens.”
“Bon
je m'arrête là pour ce soir. Oui la conclusion est pleine de mystères et trépidantes...
Non, non, non, je ne veux pas entendre la moindre protestation de votre part
jeune homme. Il est l'heure de se coucher. Demain les deux dernières familles
de cavalières doivent arriver. Je suis sûr que ça sera aussi passionnant que
mon histoire.”
“Attends
de voir de tes propres yeux avant de me répondre non.”
“Allez,
bonne nuit Homère.”