mercredi 19 juillet 2017

2e Chapitre : Sur les Rives du Léthé

Allez aujourd'hui je me paie le culot de vous mettre le deuxième chapitre de mon roman Sur les rives du Léthé. Ce n'est qu'un premier jet qui mérite plusieurs ajustements mais j'aime bien avoir des retours, histoire de me dire si je fais fausse route ou non.

Enjoy!




Chapitre 2 : 5 Octobre 2318

Le jour se leva paresseusement sur le village de Mamèse devenue aussi déserte que sa sœur aînée de l'autre côté de la Seine. Les deux compagnons d'infortune tentèrent de rassembler un maximum de choses utiles dans les maisons encore en bon état et relativement peu touché par les flammes. Les derniers brasiers avaient fini par s'éteindre et toutes les rues étaient empoissées par le silence, entrecoupés de quelques jappements de chiens abandonnés et du funèbre coassement des corbeaux.  Ils étaient partout ceux-là maugréa mentalement Homère. Leur présence devenait de plus en plus insupportable à ces yeux : il voyait leur bec fondre dans les orbites des corps qui longeaient la rue. Ces corps de gens qu'il connaissait tous plus ou moins. Il demanda à Perséphone s'il n'était pas possible de faire quelque chose.
_Tu veux qu'on fasse quoi? Qu'on les enterre tous? Rétorqua-t-elle abruptement. Si on veut être arrivé chez mes alliées avant la tombée de la nuit on doit partir avant midi. Ou alors on devrait mettre le feu à tout le village.
Homère secoua la tête vivement. Ça ne faisait pas partie des traditions de ce village de maraîchers. Ils vénéraient la terre et tous ces fruits et enterraient leurs morts pour qu'ils s'y couchent en paix. Être réduits en cendres et dispersés aux quatre vents ce ne serait que les outrager encore plus.
_En plus nous n'en savons rien mais peut-être que certains ont pu prendre la fuite. Ils aimeraient peut-être pouvoir s'occuper de leur mort dignement en retournant chez eux. Comme tu as pu le faire avec ta mère.
Perséphone acheva de le convaincre en mentionnant sa mère. Elle en était peut-être parfaitement consciente se dit-il.
Ils quittèrent le village bien avant midi, quand la brume matinale commençait à peine à se disperser. Ils traversèrent le pont dans l'autre sens, en direction de la ville de l'Ancienne Humanité. Homère ne put s'empêcher de contempler chaque maison encore debout. La végétation s'ingéniait à recouvrir lentement mais surement chaque morceau de bitume, de pierre et carcasses métalliques. Combien de temps faudrait-il aux plantes pour recouvrir intégralement cette ville et la faire retourner à la terre? Peut-être deux cent années de plus?
_Tu as vécu dans la région dans le passé? Demanda Homère, curieux de la vie passée de sa compagne synthétique.
_Oui, mais pas ici exactement. Hé, mais on n’avait pas dit qu'on réservait les histoires sur le monde de tes ancêtres pour la nuit? Se moqua-t-elle gentiment.
_Tu peux pas m'en vouloir de penser à ça quand on traverse un endroit pareil, lui répondit-elle en pointant du doigt la ville alentour.
Traverser à pied une de ces villes fantômes ne faisaient décidément pas le même effet que de les longer avec les convois de péniches. Il n'y avait pas cette douce distance que les flots de la Seine entretenaient, il était en plein cœur de la ville. Et c'étaient les maisons les plus intactes qui l'angoissait le plus, celles qui avaient encore toutes leurs vitres, leurs murs debout, leur toit protecteur... Il voyait presque des silhouettes aux fenêtres qui l'observaient.
_On en encore pour long avant de rejoindre la gare? Demanda-t-il à Perséphone, angoissé de plus en plus.
_Quelques minutes tout au plus, répondit-elle.
_Et après on sortira de la ville bientôt?
Perséphone se retourna vers lui souriant à pleine dent, un brin moqueuse.
_Tu as peur c'est ça? Le taquina-t-elle.
_Oui j'ai l'impression de voir des gens dans ses maisons.
_Ah ça! Oui je les aie vus aussi.
Un frisson horrible parcouru l'échine d’Homère.
_Des fantômes!
_Non, juste des survivants apeurés et qui n'osent pas encore retourner chez eux à mon avis. Répliqua-t-elle. Mais je croyais que tu ne croyais pas en tout ça.
Homère ne dit rien, restant silencieux et contemplant différemment les frêles silhouettes qui se dessinaient de temps à autre derrière les quelques vitres intactes. Il connaissait le respect qu'avaient les villageois de Mamèsé pour le repos de leurs ancêtres et n'imaginait même pas la violence qu'ils avaient dû se faire pour choisir d'aller s'y terrer.
Au bout de quelques minutes de marches, à peine, ils parvinrent à un pont de pierres ne traversant aucun cours d'eau. Une vieille carcasse d'automobile, bouffée par la rouille et le lierre obstruait le passage.
_Bon, je crois que la gare est juste après ce pont sur la droite. On n'a qu'à enjamber cette voiture et une fois la gare atteinte on longera la voie de chemin de fer, explique-t-elle au petit.
_Pourquoi les Anciens construisaient des ponts au-dessus d'aucune rivière?
_Je pensais que ta tribu savait tout au sujet des anciens hommes, rétorqua-t-elle un brin moqueuse.
_Je suis un conteur pas un technicien, et ça m'a jamais tenté. C'est eux qui nous ont fourni des péniches. D'après mon père, lors de la fondation de la Citadelle, les conteurs étaient des nomades terrestres qui portaient tous leurs biens sur quelques mulets.
_D'après ce que je sais c'était pour que les trains ne soient pas impactés par les irrégularités du terrain et puissent aller plus vite.
Voilà exactement le genre de choses qui le laissait songeur : inconsciemment il avait toujours vu les Ancêtres comme des êtres supérieurs capables de tout alors que comme eux ils devaient composer avec le terrain.
Ils enjambèrent la carcasse en faisant bien attention de ne pas se blesser avec un morceau de tôle coupant et rouillé et remontèrent la rue sur leur droite. Homère vit alors à sa droite un petit bâtiment qu'un chêne têtu traversait de part en part. Tout à côté dans les herbes on pouvait discerner quatre barres de fers parallèles. Homère reconnut alors la voie de chemin de fer et la gare qu'ils cherchaient.
Perséphone se pencha sur les rails, légèrement dubitative.
_Je n'ai pas pensé qu'elles seraient en aussi mauvaise état. Ça va être plus dur que je ne le pensais de les suivre correctement. J'imagine même pas l'état dans lequel elles doivent être en plein milieu des bois...
_De toute manière on a pas vraiment le choix, non? Questionna- Homère que la seule perspective de trouver au bout de cette voie ses proches ragaillardi quelque peu. Tu es sure que ceux qui ont attaqué le village ne vont pas suivre ce chemin aussi?
_J'en étais presque sure mais maintenant j'en suis certaine. Ils ne sont pas repassés par ici : sinon on aurait certainement pas croisé des survivants sur la route, lui dit-elle pour le rassurer.
Ils suivirent donc la ligne de chemin de fer. Comme l'avait prédit Perséphone, elle s'avéra difficile à suivre : elle était en grande partie recouverte par l'herbe quand un arbre n'avait pas décidé de pousser carrément au milieu la brisant alors purement et simplement. Quelques cailloux de couleurs ocres et qui servaient à maintenir les rails droites, comme lui expliqua Perséphone qui avoua avoir de maigres connaissances dans le domaine ferroviaire, leur permettaient de parfois les retrouver quand l'herbe et les ronces rendaient leur tâche trop compliqué. Au bout de quelques heures de marches ils finirent par tomber une nouvelle gare.
_Moret-Veneux les sablons, lut Homère à haute voix sur un panneau qui n'avait pas été trop piqué par la rouille.
_Bien! On en est à la moitié du chemin, on va faire une pause pour que tu déjeune ici avant de reprendre, affirma-t-elle.
Ils pénétrèrent dans le bâtiment à côté des rails et s'installèrent sur d'antique bancs en fer dont le temps avait complètement désagrégé la couleur. Perséphone ouvrit un des sacs à provisions qu'elle portait et tendit une gourde en métal à Homère.
_J'espère que ce n'est pas encore ton immonde tisane, demanda-t-il.
La pique fit sourire la synthétique.
_Ne t'inquiète pas c'est juste un peu d'eau que j'ai fait bouillir la nuit dernière pendant que tu ronflais.
_Remarque maintenant je comprends pourquoi tu n'es pas une bonne cuisinière, rétorqua-t-il en dévissant le bouchon de la gourde. Il trempa ses lèvres dans l'eau avant de poursuivre : Hé mais même l'eau tu n'arrives pas à la faire bouillir correctement!
Homère ne s'en était pas rendu compte immédiatement mais il s'était mis à tutoyer sa compagne de route. Après tout, elle était le seul visage amicale qu'il côtoyait depuis quelques jours et on ne pouvait pas lui en vouloir de se montrer peu méfiant envers celle qui lui avait sauvé la vie de ses monstres. Mais quelque part en lui subsistait la crainte qu'il ne lui fit confiance trop rapidement et qu'il ne finisse par le regretter amèrement. Il n'arrivait pas réfléchir à une autre solution pour retrouver les siens. Au bien sûr il aurait pu suivre la Seine mais il savait pertinemment que la route pouvait se montrer dangereuse pour un jeune seule. Son père lui avait raconté que les siens avaient adopté la navigation fluviale par sécurité : même pour une centaine d'individus le chemin terrestre se révélait ardu et on était jamais réellement à l'abris de s'éloigner du groupe et de se retrouver isolé, à la merci de la moindre bande de pillards. Et même s'ils laissaient parfois la vie sauve rester seul, sans le moindre équipement ou provisions signaient bien souvent l'arrêt de mort du voyageur dans un monde où le moindre village était éloigné de plusieurs kilomètres. Non c'était la solution la plus sensée songea-t-il pour se conforter dans ses choix.
Le repas fut bien frugal. Quelques fruits et morceaux de viandes séchées glanés dans le village. Perséphone s'éloigna quelques instants de lui, prétextant qu'elle aussi avait besoin de se nourrir. Trop curieux, il finit par la rejoindre après avoir engloutit la dernière poire jusqu'au trognon.  Il la vit alors sur le quai, un étrange appareillage accroché à son ventre par de multiples fils. Elle le tenait avec sa seule main valide contre elle précautionneusement.
_Arrête de me fixer comme ça, ça en deviendrait gênant, lança-t-elle. Allez viens c'est pas un secret défense de toute manière.
Il s'approcha et reconnut ce qu'elle tenait dans sa main grâce aux vitre noires qui recouvrait cette petite plaque.
_C'est un panneau solaire? Questionna-t-il quasi sure que c'en était un.
_Oui c'est exactement ça! Dis donc tu en sais beaucoup sur les technologies d'avant...
_Pas tant que ça mais les techniciens demandent à toutes les tribus itinérantes de leur rapporter autant qu'ils le peuvent. On fait de l'électricité avec dans la Citadelle.
_Hé ben, j'ai hâte de la voir de mes propres yeux ta Citadelle. Ça doit être quelque chose de sacrément impressionnant avec tout le savoir que vous avez sauvé de la grande extinction.
La question brûlait les lèvres du jeune homme. Elle avait vécu à cette époque, elle savait surement à quoi était dû la mort des ancêtres. C'était là une des rares choses que les siens ignoraient : tout avait été trop rapide pour qu'il y ait grand-chose à trouver du côté des archives, même si elles n'avaient pas été encore intégralement visitées à cause des conflits de juridiction qu'il y avait souvent entre les juristes et les savants. Des bagarres stupides se disait Homère qui n'aboutissait qu'à plus d'ignorance.
_Tu, tu étais là?
_Quoi? Lors de la grande extinction?
_Oui!
_Je... je n'ai vraiment pas envie d'en parler maintenant. Et puis j'ai un récit à te raconter, non? J'en parlerais en temps voulu. Pour le moment je dois me nourrir. Chez vous, les humains, c'est pas malpoli de parler la bouche pleine? Ironisa-t-elle.
Et voilà, une nouvelle pirouette en guise de réponse. Il commençait à la cerner et l'ironie, les blagues étaient sa méthode pour détourner la conversation. Ça lui faisait bizarre : il n'avait pas l'habitude de ça parmi les siens.
_Ça te fait mal? Demanda-t-il pour briser un silence qu'il ne supportait que très peu.
_Non, pas vraiment. Enfin c'est impossible : je n'ai aucun capteur sensitif à l'intérieur de moi. Tous les capteurs sont dans ma peau, rien dans mes circuits, finit-elle dans un éclat de rire.  J'ai juste eu mal la première qu'on a incisé ma peau pour que je puisse connecter ma batterie interne. Disons que ce système n'est pas vraiment monté en série. Je ne suis pas conçue pour être “autonome”. Mais comme dirait un bon vieux classique du 20ème siècle “la vie sait toujours trouver un chemin”.
_Comment tu faisais avant?
_Avant j'avais un propriétaire, un propriétaire qui veillait à ce que son bien soit correctement entretenu mais je ne t'en dirais pas plus. Hé, je te vois venir tu sais! Hé ben non tu attendras ce soir pour avoir la suite de mon histoire!
Homère s'allongea donc à côté d'elle, profitant lui aussi du soleil automnal qui rayonnait et chauffait tout son corps.


Ils reprirent la route doucement en début d'après-midi. Ils quittèrent la ville et pénétrèrent dans des bois que l'automne faisait rougeoyer. L'odeur d'humus, lourd d'humidité, les entourait. Ils suivaient les lignes de chemins de fer avec encore plus de difficultés car ils étaient ensevelis sous des siècles de feuilles mortes et de terre. Perséphone en eut tant assez qu'elle finit par saisir une branche longue et bien rigide et de sa main valide la saisit pour sentir les fers. Un peu comme un des aveugles qu'Homère avait déjà croisé à la Citadelle. Cela ralentissait fortement leur progression.
_On arrivera jamais avant la tombée de la nuit lui dit-il un peu abattu.
_On va faire ce qu'on peut mais si on se perds dans ces bois ça ne nous aidera pas beaucoup plus tu sais, rétorqua-t-elle.
_En tant que machine t'as pas un système pour nous guider?
Elle poussa un soupir en se retournant vers lui :
_Et tu crois que ça aurait servi à quoi à mes clients? A leur aider à retrouver leur femme chez eux?
_Je suis désolé, s'excusa-t-il.
_Pas de soucis mais s'il te plait rappelle-toi que j'ai été construite dans un but... Vous les humains vous avez pas de programmation, pas de but, pas de sens et vous oubliez souvent quelle luxe c'est...
Un grognement   sourd coupa Perséphone dans sa soudaine confession. Ils les virent apparaître tout autour d’eux sortant de l’ombre des bois. Tout doucement une pate se posant sur le sol l'une après l'autre, sans faire le moindre bruit contre le tapis de feuilles, ils se rapprochaient d’eux. Sept loup ou chiens errants, Homère n'aurait su le dire, les fixaient intensément les cernant de toute part. Avec une infinie patience ils réduisaient l’écart entre eux et les deux compagnons sans aucune brusquerie : il ne fallait pas que leurs proies tentent de fuir ou bien uniquement quand il serait trop tard.
_Qu’est-ce qu’on va faire, chuchota Homère.
Perséphone le maintint en retrait mettant son seul bras valide entre lui et les loups. C’était un geste vain et ils le savaient tout deux. Homère regardait chacun des fauves, effrayé par l’avidité qu’il voyait dans leurs yeux. L’écume affluait à leurs babines et la distance se réduisait de plus en plus. Un froid envahit les membres d’Homère, comme s’il était lesté de plomb, incapable de réagir.
_Ne fuis surtout pas! Ils vont te prendre en chasse sinon, conseilla Perséphone dont la voix trahissait la peur.
Pourquoi les craignait-elle? Ils se rendraient très rapidement compte qu’il n’y avait rien pour se nourrir chez elle. Avec son bras elle intima à Homère de continuer à se reculer. Quelques pas à peine et son dos rencontra l’écorce épaisse d’un arbre. Impossible de reculer plus. De toute manière ça aurait été inutile, ils étaient encerclés.
_Grimpe! Ordonna Perséphone sur un ton qui n’appelait aucune hésitation.
Homère se retourna et tenta de grimper le mieux qu’il put à cette arbre. Heureusement, il s’agissait d’un très vieux châtaignier massif dont le tronc large était plein de circonvolutions et de nœud où Homère put glisser son pied pour s’assurer une meilleure prise. Centimètre par centimètre il se hissa jusqu’aux premières branches, et s’y maintint fermement. Alors seulement il jeta un regard à ce qui se passait sous ses pieds.
Perséphone était assiégée par la meute de loup. Ceux-ci se tenaient à présent à moins de deux mètres d’elle. En voyant le premier fauve se jetait à sa gorge il ne put s’empêcher de pousser un cri. Par réflexe, elle interposa son bras gauche estropié devant elle. Les crocs de la bête se refermèrent sur celui-ci et Perséphone lâcha à son tour un hurlement de douleur. Il se souvint alors de ses mots de ce matin : sa peau était le seul endroit de son corps à percevoir la douleur. Il comprit alors la douleur qu’elle avait pu ressentir en perdant sa main pour le sauver. Il devait redescendre et l’aider comme il le pouvait!
_Reste en haut! Je vais m’en sortir, dit-elle tout en gémissant de douleur.
Le fauve ne la lâchait pas, les crocs plantés dans sa peau. Mais Perséphone tendit sa main valide et serra le coup de la bête, fermement. Homère frissonna en entendant les gémissements de la bête, qui finit par céder et desserrer sa mâchoire. Mais la synthétique ne lâcha pas prise pour autant.   Sa main ne faisait pas le tour du cou de la bête mais sa prise suffisait largement pour étouffer la bête et c’est ce qu’elle fit. Les autres loups la contemplait soudainement hésitants. Leurs gorges ne poussaient plus de grognements mais des gémissements de supplication mais Perséphone n’en avait cure. La bête qu’elle tenait à bout de bras commençait à s’agiter avec de plus en plus de frénésie. Homère voyait bien d’où il était qu’il n’y avait pas la moindre hésitation dans la posture de Perséphone : elle allait achever cette créature sous le regard de sa meute.
Au loin des aboiements sonores. La meute tourna la tête ensemble et prit la fuite aussi vite qu’elle le put. Perséphone lâcha prise et la bête sonnée heurta le sol dans un bruit mou. Homère ne savait plus trop ce qu’il devait faire : rester en haut ou descendre. Et puis la froideur avec laquelle Perséphone avait étouffé et tué ce loup l’avait décontenancé.
_Tu peux redescendre, c’est des amis qui arrivent, dit Perséphone à son adresse.
Il descendit avec précaution de son arbre et les vit sortir de l’ombre des sous-bois : quatre femmes vêtues d’armures de cuir épais et montée sur de solides chevaux. A leurs pieds trois molosses qui ressemblaient à s’y méprendre aux loups qui venaient de les attaquer. C’est ce moment que choisi le loup que Perséphone avait tué pour ressusciter comme par magie. La bête assommée se releva et s’ébroua avant de voir les trois chiens qui grognaient en sa direction. Elle prit la fuite sans demander son reste.
L’une des quatre femmes s’approcha alors d’eux. Montée sur un percheron aux pattes lourdes, la femme qui les dévisageaient avec suspicion était la plus âgée de son groupe : des rides et de nombreuses taches brunes venaient consteller sa peau mate, la masse épaisse de sa chevelure était grisonnante et des yeux aciers les scrutaient sans aucune douceur. Pourtant, malgré son Age, Homère ne se doutait pas qu’une telle femme savait encore se battre.   Tout dans la posture de son corps, les épaules droits, la poigne ferme qui maintenait sa monture, respirait la force.
_Vous n’avez pas tué le loup ? Leur demanda-t-elle.
Il vit alors que les trois autres femmes tendaient leurs arcs et leurs flèches dans leur direction.   Homère voyait dans leur regard une sombre détermination, un ordre de la femme aux cheveux gris et ils seraient criblés de flèches sans aucun doute.
_Non, ce n'était pas nécessaire, répondit Perséphone.
La femme acquiesça avec un grognement approbateur. C'était visiblement la réponse qu'elle souhaitait entendre puisque dans un simple geste de la main elle fit baisser les arcs et les flèches qui les visaient.
_Quelle est la raison qui vous amène à traverser ces bois, étrangers? D'habitude les gens préfèrent emprunter la voie du prince... les questionna-t-elle.
Elle jaugeait Perséphone et Homère avec intensité.
_J'ai une amie parmi les cavalières qui se nomme Frêne. Je suis venue ici pour réclamer son aide et l'avertir d'une menace envers chacune des vôtres, lui répondit Perséphone tout en maintenant le regard avec la femme aux cheveux gris par défi.
_Une menace que nous ne pourrions ni combattre, ni fuir? Lui demanda une des cavalières en retrait.
Celle qui avait posé la question était la plus jeune du groupe. Elle devait avoir tout au plus cinq ans de plus que Homère mais elle sa longue chevelure rousse et bouclée qu'elle avait coiffé de plumes lui donnait un air encore plus juvénile.
_Il n'y a rien dont on ne puisse au moins se dissimuler Saule! rétorqua une brune massive, qui se tenait à gauche du groupe.
_Bouleau, dit la dernière femme qui ne s'était pas encore exprimé, une grande brune aux cheveux coupés très courts, on devrait les amener à la matriarche je pense.
_Et pourquoi devrais-je le faire? Qu'est-ce qu'il me prouve que ce ne sont pas eux la menace dont ils parlent, rétorqua Bouleau, la femme à la chevelure grisonnante et visiblement la cheffe de cette troupe.
_Nous avons promis de protéger les faibles et accueillir ceux qui demandaient notre protection... commença la rouquine.
_Non, je disais pas ça pour ça. Bouleau, regarde son bras à la femme noire de plus près et tu me comprendra, poursuivit la grande brune.
C'est qu'elle fit. La dénommée Bouleau descendit de sa monture lourdement et scruta Perséphone avec application. Elle finit par saisir son bras meurtri et par le tirer vers elle pour l'observer avec soin. Un rictus de douleur passa furtivement sur le visage de la synthétique. Homère put voir alors l'état misérable dans lequel était sa compagne de route. Son bras avait été violemment entaillé par les crocs du fauve et une sorte de sang blanchâtre s'épanchait de sa blessure. C'était pas beau à voir et pourtant la cavalière contemplât ça avec une sorte de fascination morbide. Perséphone détournait le regard toujours aussi gênée.
_C'est une...
_Oui j'en ai bien l'impression lui répondit la grande brune toujours sur le dos de sa monture.
_Incroyable, il paraît qu'on en voyait beaucoup plus que ça mais qu'ils ont tous fini par tomber en ruine...
Perséphone serrait les dents silencieuse. S'en était trop pour le jeune Homère qui se sentit envahie par une bouffée de colère, plus forte que lui. Il s'interposa entra la Bouleau et Perséphone. La cavalière se recula plus par surprise qu'autre chose. La vue d'une synthétiques avait complètement sorti de son esprit le gamin qui l'accompagnait.
_Vous voyez pas qu'elle est blessée! Cria-t-il. Dégagez de là! Arrêtez de la contemplez comme une bête curieuse!
Il se fichait bien de la réaction de ses furies et fouilla dans son sac pour y trouver quelque chose. Il sortit un mouchoir et proposa son aide à Perséphone.
_Fais-moi un garrot : il faut qu'il y ait le moins possible de fluide blanc qui s'échappe.
Il s'exécuta sans prêter la moindre attention aux quatre cavalières. Celles-ci l'observèrent faire en silence. Il noua le mouchoir autour de son bras et serra le plus fort possible. Perséphone poussa un soupir de douleur mais ne dit rien.
_Nous allons vous conduire chez la Matriarche, décréta Bouleau.
_Bien, nous allons vous suivre sans histoire, acquiesça Perséphone.

  
La route pour retrouver leur fameuse matriarche prit plusieurs heures. Homère eut un léger pincement au cœur quand ils s'éloignèrent de la voie de chemin de fer pour s'enfoncer encore plus dans les bois. La route fut très éprouvante pour le jeune garçon. Lui et Perséphone restaient au milieu du groupe : Bouleau et la grande brune devant et les deux autres cavalières derrière pour fermer la marche. Les molosses étaient sur leur côtés et grognaient dès qu'ils jugeaient qu'ils s'écartaient trop du chemin imposé par leur maîtresse. Trois molosses pour quatre femme, qu'elle était celle qui n'avait pas de chien? Oh et puis qu'est-ce que ça pouvait lui faire après tout.   Son regard fixait la nuque de la cheffe de cette troupe, la Bouleau comme ses camarades l'appelaient, et un sentiment de colère reflua en lui.
_Arrête de la fixer comme ça, lui chuchota Perséphone. Tes yeux ne projettent pas d'acides ça sert à rien.
Ils échangèrent un sourire complice et Homère ne put s'empêcher de lui demander :
_ça va toi? S'enquit-il.
_Oui t'inquiète pas, j'en ai connu bien d'autres. J'espère juste que Frêne est toujours vivante...
_Moi aussi parce que celles-ci n'ont pas l'air de nous porter dans leur cœur. Tu n'as pas vu ton amie depuis longtemps?
_Vingt ans, lui répondit-elle.
_Vingt ans! S'exclama le petit conteur.
_Oui il va falloir croiser les doigts qu'il ne lui ait rien arrivé de grave pendant ce temps, s'excusa-t-elle presque.
_Hé vous taisez vous! leur cria la cavalière aux cheveux gris.
Le reste de la marche se déroula dans un silence pesant. Homère garda la tête basse, marchant, un pas après l'autre en silence. Il avait peur que Perséphone se soit trompé et la vue de ses femmes farouches et particulièrement agressives n'avait rien pour le rassurer. Il avançait ainsi encerclé, Son amie synthétique à ses côté écoutant furtivement la discussion que tenait la jeune rousse et l'autre cavalière derrière lui.
_Et s'ils avaient raison? Questionna-t-elle sa compagne avec inquiétude.
_J'ai entendu l'écho de certaines tribus au sud. Elles ont observé un rassemblement plus qu'inhabituels au sud de la forêt, commenta la brune.
_ça pourrait être ceux dont ils parlent, non?
L'autre femme acquiesça d'un simple soupir.
_De plus j'ai entendu dire qu'ils étaient équipés de certains modèles d'armes des ancêtres. Rien à voir avec nos épées ou même nos flèches. Heureusement il nous reste toujours la solution de retourner dans notre sanctuaire. Combattre ou fuir mais toujours survivre, lança la brune.
Cette maxime était assez inhabituelle et sous son apparence illogique, Homère ne put que saisir vérité de ses propos. Finalement, les conteurs étaient en accord avec ça : ne mettre fin au récit d'une vie que si celle-ci menace la vôtre.
_Et ils n'ont pas réussi à voir aucunes de nos éclaireuses, questionna la rousse.
_Ton corbac ne t'a rapporté aucun message de ce coin là ou quoi? La taquina l'autre.
_Non, la Matriarche m'a demandé de lui faire porter un message bien au Nord de la voie royale mais il ne devrait plus tarder à revenir à présent, lui répondit-elle un brin d'inquiétude dans la voix.
La brune tenta de la rassurer comme elle le put :
_Hé, t'inquiète pas ma petite Saule, je suis sure qu'il reviendra à toi ton piaffe de malheur. Je te jure toi, depuis qu'on t'a recueilli il a toujours fallu que tu fasse ton originale. Un oiseau? Qui a idée de prendre pour protecteur un corbeau alors qu'un bon chien est plus le fidèle des compagnons?
_Je sais bien Hêtre mais on ne choisit réellement ni son protecteur ni son gardien, non?
Homère écoutait attentivement tout ce que les deux femmes échangeaient, découvrant alors un peuple de Francie qui lui était jusqu'alors totalement étranger. Ou alors peut-être que... Oui ça devait être elles! Le peuple de sorcières dont certains villages parlaient comme d'une légende.
_Vous êtes les sorcières dont ils parlent tous, s'exclama-t-il.
Sa phrase eut pour effet de stopper tout de suite le pas des chevaux. La dénommée Bouleau se tourna alors en sa direction et lui tint ce discours avec un ton dur.
_Les sorcières! C'est nous les sorcières quand tant de jeunes filles viennent chez nous, violées, violentées, mariées de force et obligées de nous laisser leur progéniture pour espérer effacer la tâche d'un simple amour hors contrat?
Elle cracha sur le sol.
_Voilà, et ça c'est bien le moindre que je réserve à tous les monstres qui séquestrent leurs filles pour s'assurer un "mariage respectable". La vie est devenue si rare qu'on ne peut pas se permettre de la gâcher! S’énerva-t-elle.
_Je ne voulais pas me montrer impoli, s'excusa-t-il.
_Que tu l'aie voulu ou non peu importe c'est comme ça que tu t'es conduit. Nous ne sommes pas des sorcières! Notre nom est cavalière et c'est comme cela que tu devras t'adresser à nous. Un homme ne faisant pas preuve de respect ne peut espérer survivre longtemps parmi les nôtres.
Homère baissa la tête en signe de respect et poursuit la route en restant bien silencieux cette fois-ci.
Au bout d'une demi-heure de marche ils finirent par sortir des bois et tombèrent sur un axe routier très large. Le bitume effrité prit la place de la terre sablonneuse des bois. Ils parvinrent à une sorte de Carrefour où trônait un immense monument. On aurait dit une sorte d'épée qui émergeait du sol longiligne et carré. La base était recouverte de mousse et de lichen. On pouvait y lire sur une des faces ceci : " A Marie Antoinette d'Autrice reine de France et de Navarre". Il avait entendu parler de cette femme, une reine sous l'Ancien Régime, une époque encore plus antérieur à celle de la Grande Extinction. Les cavalières contournèrent le bâtiment sans y prêter plus d'attention que ça. Homère ne put donc pas s’y attarder, bien qu’il se demandait bien qu’elle pouvait être l’utilité d’une telle chose.
Les cavalières prirent un des axes qui s’enfonçaient dans une ville de l’Ancienne humanité. A leur gauche on pouvait  quelques bâtiments délabrés et à leur droit un haut mur. Sur ce mur on pouvait voir dépasser des postes de gardes en bois bien plus récents que tout le reste. Des femmes saluèrent leur arrivée en baisant leurs arcs et d’un geste de la main. La rue était jonchée d’épaves de voitures plus ou moins délabrés ou plutôt plus ou moins pillés : ils n’en restaient parfois que l’ossature métallique. Ces cavalières semblaient récupérer des ancêtres tout ce qu’elles pouvaient et avaient apparemment beaucoup moins de scrupules à cela que les maraîchers.
Plus ils se rapprochaient et plus le bruit des sabots étaient recouverts par le bruit de voix d’hommes et de femmes. Les habitants vaquaient à leurs occupations : des peaux tannées prenaient le soleil sur la grande place, au milieu d’étalages de fruits et de légumes mais aussi de viandes séchés, de poissons et de vêtements colorés. Homère fut surpris de constater que la population était également composée d’hommes.
_Vous n’êtes pas des amazones alors? Vous acceptez aussi les hommes dit-il en s’adressant à celle qu’elles nommaient Saule.
_Les hommes ont le droit de vivre parmi nous, oui lui répondit-elle avec une affabilité qui l’étonna. Mais ils n’ont pas le droit de porter des armes et de devenir des guerriers. Beaucoup d’entre nous ont souffert à cause de leurs lois, les hommes vivants avec nous doivent accepter cela ou être exclus.
_Des hommes viennent volontairement vivre avec vous? Demanda-t-il surpris et profitant de l’affabilité de Saule.
_Peu bien sûr mais oui il y en a. Ce sont soient des enfants abandonnées comme beaucoup ici ou des amants dont les parents ne veulent pas pour gendre. Tant qu’ils respectent les règles de la matriarche nous n’avons pas de soucis contre eux.
Ils traversèrent le marché et virent plusieurs membres de cette petite ville saluer les quatre cavalières. Une vieille femme ridée et courbée par le poids des années vint même à la rencontre de Bouleau.
_Hé ben qu’est-ce que vous nous ramener là!
_Des messagers apparemment, lui répondit-elle avec un brin de moquerie. On va voir si la matriarche juge ça intéressant.
Elle n’avait pas mentionné un instant que Perséphone était une synthétique. Homère se demanda ce que ce secret pouvait bien signifier mais il n’eut pas le temps de réfléchir plus longtemps là-dessus quand ils s’approchèrent de grilles en fers forgés épaisses. Il resta quelques instants les yeux écarquillé face à ce qu’il pouvait voir devant lui : un immense bâtiment carré et en pierre blanche trônait majestueusement au fond d’une vaste cour. Une route de pavé propres et entretenus y mener. Sur les côté de ce chemin de pierre de nombreux arbres fruitiers trônaient, les branches lourdes de fruits que des hommes et des femmes cueillaient paisiblement apparemment indifférents à la beauté de l’édifice qui les entouraient. Homère avança les yeux fixés sur le bâtiment. Il était facile de voir qu’il avait surement était laissé à l’abandon mais réhabilité par ces Cavalières. On pouvait voir encore quelques fenêtres brisés aux rez-de-chaussée et à l’étage des vitraux colorés les avaient peu à peu remplacés. Voyant que le jeune homme était ébahi par ce spectacle Saule ne put s’empêcher de lui parler un peu de cet endroit.
_C’est notre demeure, notre château. Avant il avait appartenu 02.à des rois et même à un empereur : on peut voir leurs initiales un peu partout sur le bâtiment. Avant nous vivions dans les bois mais notre population grandit de plus en plus et elle a décidé que nous méritions de vivre un peu mieux avec tous les enfants que nous récupérons. Alors on vit ici depuis une quinzaine d’année. J’ai pas beaucoup de souvenirs de notre vie d’avant mais je peux te dire que c’était une ruine avant qu’on arrive. L’endroit avait été dévasté, pillé, saccagé. Mais nous les Cavalières aimons à réparer les choses cassées et brisées.
Il y avait dans sa voix une vrai fierté. La même qu’Homère quand il parlait des siens.
_Nous aussi nous aimons réparer les choses du passés, même si nous on perpétue plutôt leurs souvenirs, leurs mémoires.
_Alors tu dois être de la Grande Citadelle, devina-t-elle impressionnée. Celle dont on parle qui est au Nord, en suivant la Seine?
_Oui, c’est bien ça. Je suis un conteur, lui répondit-il fier à son tour qu’elle connaisse les siens de réputations.
_J’ai entendu dire que votre cité était gigantesque, avec des centaines de milliers de gens!
_Arrête-toi là Saule, lui ordonna Bouleau un brin moqueuse. Ou sinon tu vas finir par t’enticher de lui.
Cette réplique fit taire la jeune cavalière sur le reste du chemin.

Ils arrivèrent devant un massif escalier en fer à cheval. Sur chacun de ses côtés se trouvaient d’immenses abreuvoirs où de très nombreux chevaux apaisaient leur soif. Homère fut tout de suite saisi par l’odeur forte de tous ces chevaux. Quelques femmes s’occupaient avec attention des montures et l’une d’elle vint à la rencontre des cavalières.
_Bouleau, te voilà enfin de retour!
Cette dernière descendit de sa monture avec une facilité déconcertante et confia les rênes de celle-ci à la jeune femme. Les trois autres cavalières firent de même.
_Tu les mettras au près ensuite Bruyère?
_T’inquiète pas c’était déjà prévu, lui répondit-elle avec un clin d’œil. Allez dépêche-toi de monter voir la matriarche avec tes filles, j’ai entendu pas mal de rumeurs alarmantes venant du sud et je sais qu’elle attends ton rapport avec impatience.
Les Cavalières s’exécutèrent sans se faire prier et passèrent les quatre gardes en bas de l’escalier, munies de longues épées effilées, tout en les saluant au passage. Elles grimpèrent les escaliers, encadrant toujours leurs deux convives ou prisonniers. Au première étage une porte de bois grossière leur fit face. Surement un rafistolage songea-t-il,  vu comment elle détonnait avec tout le reste du bâtiment. Encore deux gardes équipées cette fois-ci de lances. Il était assez surpris de toute la sécurité mise en place par ses femmes. Il n’était pas habitué par toute cette démonstration de force.


Une fois à l’intérieur, ils passèrent rapidement par un petit vestibule. Homère voulut s’arrêter pour contempler les figures gravées au-dessus de la porte. Des créatures baroques qu’ils avaient du mal à discerner et datant d’une autre époque. Mais le rythme imposée par les quatre femmes l’empêcher de pouvoir contempler toutes les merveilles du passé qui l’entourait.
Il jeta néanmoins un regard en direction de sa compagne de route qui n’avait pas desserré les mâchoires depuis un bout de temps à présent. Ses yeux étaient froncés et marqués par son inquiétude. Les autre cavalière n’avaient plus parlé de Frêne et les menaient à leur chef pas à son amie.
Après le vestibule, ils débouchèrent sur une longue galerie. Et à la vue de tout ce qui l’entourait il ne put s’empêcher de pousser un soupir d’émerveillement : les murs étaient recouverts de peintures aux motifs complexes, le soleil les éclairaient de part en part nimbant ce long couleur d’une couleur doré qui le subjuguait. Le temps semblait n’avoir pas fait tant de ravages qu’ailleurs : bien sur le lambris des multiples boiseries avaient ternis et la peinture par endroit cloqué sous l’effet de l’humidité mais c’était de menus détails quand on voyait l’état de certaines habitations dans le reste du monde extérieur.
_C’est incroyable, n’est-ce pas? Lui dit Saule.
_Oui, comment est-ce que cet endroit a fait pour rester intact aussi longtemps, demanda-t-il plus pour lui-même qu’autre chose.
_A dire vrai, on en sait rien. L’endroit a été pillé, certes comme à peu près toutes les maisons de Francie mais les pillards n’ont apparemment pas eu le cœur à abîmer un pan de l’histoire de nos ancêtres. Enfin, d’une partie d’entre eux en tout.
Au bout du couloir se trouvait une salle aux dimensions bien plus réduites. Les murs étaient peints dans un bleu pâle et une grande agitation régnait entre ses murs. Une vingtaine de femmes discutaient autour d’une table, sur laquelle se trouvait  les vestiges d’un repas et une grande carte dépliée au milieu de celle-ci. Le débat était houleux, on pouvait le sentir aux voix qui s’élevaient fermement et s’invectivaient vertement, se coupant la parole sans cesse. Une hérésie pour Homère mais il s’abstint de tout commentaire qui pourraient lui valoir encore une fois de plus des ennuis. Parmi ces femmes une seule se taisait et écouter les autres songeuses, ses deux mains se rejoignant sous son menton comme si sa tête était devenu trop lourde. Il sut tout de suite que c’était elle, leur fameuse matriarche. Grande, mince, une peau halé et une longue chevelure grise, tout en elle transpirait une sorte de force calme, une sagesse que seul les années finissent par apporter. Elle devait avoir le même âge que Bouleau mais elle ne projetait pas la même agressivité qu’elle. Une des gardes annonça leur arrivée. Elle leva doucement sa tête dans leur direction. Elle avait des yeux d’un vert intense et profond.
_Bonjour Bouleau, dit-elle d’une voix un peu grave et rocailleuse, que nous amène tu donc…
Sa voix se coupa dès que son regard se posa sur Perséphone. La synthétique lui adressa alors un sourire un peu timide.
_Ce n’est pas possible, toi! Ici! S’exclama la matriarche complètement décontenancée.
Elle se leva et se dirigea vers Perséphone pour la regarder de plus près. Toutes les femmes dans la salle se turent, témoins silencieuses de ses retrouvailles.
_Mais oui! Perséphone!
Alors la matriarche prit dans ses bras la synthétique dans une étreinte sororale. Perséphone émit un petit gémissement de douleur quand son amie la serra dans ses bras.
_Vingt ans! Ça fait vingt ans, tu te rends compte! Et tu n’as pas changé, pas une ride, rien!
_Je suis désolée si je ne peux pas en dire autant de toi Frêne, se moqua Perséphone.
Frêne la matriarche éclata de rire. Elle avait la trentaine lorsque Perséphone et elle s’était vu depuis la dernière fois et aujourd’hui elle avait vingt ans de plus… Elle était presque à l’aurée de la vieillesse, elle le savait mais cette réalité ne la faisait pas réellement souffrir. Vivre jusqu’à un âge avancée est une chance.
_Je vous prie de m’excuser mais je vais ajourner cette séance!  Mes dames vont vous guider jusqu’à vos appartements et nous reprendrons ce sujet demain.
Aussitôt dit, aussitôt fait toutes les femmes quittèrent la pièce exceptée leurs escortes, les gardes, Perséphone, la matriarche et Homère.
_Alors c’était vrai, tu connais vraiment la matriarche, s’exclama décontenancée Bouleau à l’adresse de Perséphone.
_Oui et depuis très longtemps, lui confirma la matriarche. Bouleau, je te remercie d’avoir ramené Perséphone et son ami, vous pouvez nous laisser à présent.
Bouleau baissa la tête en signe de déférence et de respect et partit accompagné par ses trois cavalières. Les deux gardes en poste sortirent également laissant seuls dans la pièce, encore si bruyante quelques instants auparavant, Frêne, Perséphone et Homère qui ne savait vraiment pas où se mettre.
_Je vous en prie asseyez-vous! Tiens mon garçon, ce n’est pas grand-chose mais n’hésite pas à te servir sur ce qui reste à manger sur cette table. Gâcher la nourriture ne fait pas partie de nos habitudes.
En disant cela le regard émeraude de Frêne se posa sur lui avant de se diriger en direction de Perséphone. Elle vit alors sur le bras de la synthétique la blessure encore humide du sang blanchâtre des androïdes.
_Oh! Mais tu es blessée! S’inquiéta-t-elle.
_ça va aller. Tes cavalières nous ont sauvées la vie : nous avons été attaqués par des loups sur le chemin. Mais entre ça et la perte de ma main je vais avoir besoin d’un bras de rechange et je…
_Et tu voulais savoir si la demeure de ton ancien esclavagiste était toujours en état avec tous ces synthétiques en panne depuis longtemps?
Un hochement de tête verticale de Perséphone approuva les paroles de la matriarche.
_Oui, toutes les pièces de rechanges dont tu as besoin sont présentes, mais plus où elles se trouvaient. Quand nous nous sommes emparés de cet endroit j’ai choisi de faire rapatrier tout ce qui avait de la valeur. La technologie de nos ancêtres en fait partie, bien entendu. Bien entendu nous te fournirons tous les outils et matériels nécessaires pour te soigner!
Perséphone la remercia poliment tout en ne cessant de fixer toutes ces petites choses que le temps avaient greffés sur elle qui faisait de Frêne une étrangère : les rides épais aux coins de ces yeux et de ses lèvres, les nombreux cheveux blancs éparpillés dans sa chevelure, et sa peau qui partout était devenue plus fine et tombante. Oui, elle avait tant changé en vingt ans. Vingt années qui pour Perséphone étaient passé si vite avait laissé des empruntes bien lourde sur le corps et le visage de son amie. Et que dire de sa personne!
_Alors tu es devenue la matriarche? Débuta Perséphone pour inviter Frêne à la conversation.
Un sourire fière s’épanouit sur le visage de la cinquantenaire.
_Oui, dit-elle pleine d’emphase. Et tout ce que tu vois ici, elle écarta ses bras pour pointer toute la pièce et au-delà, c’est moi qui l’ai bâti.
_Impressionnant, lui concéda-t-elle. Ça ne ressemble plus aux cabanes dans la forêt que j’ai connue.
_Notre peuple a connu une forte croissance dans les années qui ont suivi la dernière fois que je t’ai vu, expliqua la matriarche. Nous avons continué de faire ce que nous avons faire depuis toujours : recueillir les êtres perdus. Parfois j’avais l’impression que nous étions un aimant pour tous les malheureux, les orphelins, les bâtards et les âmes perdues. Mais à force d’ouvrir notre porte notre existence devint moins mystérieuse, moins secrètes. Le bruit courait à travers toute la région qu’une bande de sorcières mangeaient les enfants abandonnées ou volaient les âmes des voyageurs isolés… La bêtise de certain est sans bornes… Mais les barbares de la forteresse ont fini tout de même par envoyer une petite armée pour essayer de détruire ce fléau tapi dans les bois… Leur surprise, je te jure, éclata Frêne d’un coup. J’en garde un souvenir mémorable! Ils sont arrivés dans leurs belles armures, une centaine d’hommes tout au plus et ils avaient dressé un camp à l’aurée des bois, en espérant qu’ils finiraient pas nous débusquer… Ils auraient pu attendre longtemps, la forêt a toujours été notre élément naturel, dit-elle en servant à Homère un verre de bière âcre. Nous attendions juste de nous réunir tous, toutes les tribus de Cavalières. Une idée à moi : les impressionner le plus vite et brutalement possible pour leur passer toute envie de revenir sur nos terres.
_Qu’avez-vous fait? Finit par demander Homère que le récit captivait.
La matriarche abattit son poing serré contre la table dans un geste des plus théâtrales.
_Nous avons attendu la nuit et nous leur sommes toutes tombés dessus. Les chevaliers de la forteresse sont des idiots pétris d’honneurs : ça ne les gênaient pas de chercher à nous massacrer les unes après les autres mais ça devait se passer le jour et sur un champ de bataille. Nous, nous ne nous battons jamais pour l’honneur ou toute autre raison stupides : je ne me suis jamais battu ni n’ai jamais tué pour autre chose que pour survivre. Et c’est ce que nous avons fait cette nuit-là. Ils ont tellement été sonnés et surpris par l’attaque qu’ils ont commis une des plus grandes erreurs possibles : se replier dans les bois. Bien sûr nous les avons battus avec une facilité déconcertante. Nous aurions pu tous les tuer cette nuit-là mais j’ai réussi à convaincre les miennes qu’on gagnerait plus à les laisser rentrer chez eux en portant ce message : ces bois sont à nous et à nous seules! Excepté la voie royale, aucune intrusion ne sera autorisée de la part des habitants de la forteresse ou ce serait alors perçu comme une déclaration de guerre.
_Et le roi de la Forteresse a accepté? Celui qui vit sur l’île a accepté cela? Demanda très surprise Perséphone.
_Oui, il a dû accepter ce marché sinon il aurait perdu la face à cause de leur maudit honneur… Mais cette victoire a répandu la nouvelle de l’existence d’une tribu de femmes bien au-delà de notre forêt. Et nous en avons vu tant… Avant nous ne recueillons que quelques pauvres âmes de temps en temps. Mais après notre victoire sur le roi de la Forteresse… Hé ben nous en avons vu arrivé par centaines et même milliers aujourd’hui. Et surtout les hommes sont arrivés en masse…
Vu le ton dramatique qu’employait Frêne, Homère eut rapidement l’impression d’être de trop.
_Certains de ces nouveaux ont cru voir en les Cavalières de faibles femmes. Des pouliches un peu sauvages qu’il fallait dresser, dit-elle un brin amère. Nous n’avions jamais eu à faire face à un conflit à l’intérieur de nos rangs. Jusque-là les quelques hommes qui s’intégraient à notre communautés étaient soit les enfants de nos sœurs, soient des amants qui n’avaient pas d’autre choix s’ils espéraient vivre avec la femme de leur cœur. Mais là, ces derniers voyaient en nous une conquête facile. Ceux-là n’ont pas eu le droit à notre clémence.
Un sourire carnassier au lèvre appuya ses derniers mots.
_Après cet incident nous avons légiférer : nul homme ne pourra prendre chez nous ni les armes, ni les pouvoirs.
La main d’Homère se porta alors involontairement à sa poche où se trouvait le poignard de sa mère dans son fourreau en cuir.
_Ne t’inquiète pas petit, je fais suffisamment confiance à Perséphone pour autoriser quelques exceptions. D’ailleurs je parle, je parle mais je ne sais même pas qui est ton petit protégé!
Alors Perséphone présenta à la matriarche Homère, lui raconta par le détail comment ils s’étaient rencontré, le sauvetage, le village détruit, son abandon, et la décision de l’aider à retrouver les siens. Il lui fut réellement reconnaissant qu’elle n’évoque pas la mort de sa mère.
_Ce que tu dis là… ça concorde malheureusement trop bien avec les rapports que j’ai entendus des tribus venant du sud des bois…
Elle se leva songeuse et se tint debout dans l’encadrement de la fenêtre.
_Frêne, toi et tes sœurs vous devriez fuir…
_C’est ce que nous avions prévu de faire. Combattre ou fuir mais toujours survivre… Mais voilà, nous ne voulons plus uniquement survivre! J’ai fait rappeler toutes nos sœurs et nous allons nous retirer à notre sanctuaire. Ils ne nous y trouverons jamais, c’est certain mais que ferons-nous le jour où ces guerriers auront toute la Francie à leurs pieds? Nous ne pourrons pas fuir éternellement.
_Il te faut des alliés, conclu Perséphone.
Un hochement de tête approuva ses paroles.
_J’ai toujours été plus ouverte à la nouveauté que la plupart de mes sœurs. Peut-on les en vouloir? Notre clan s’est d’abord bâti sur des femmes brisées, des désaxés, des malheureux. Quand le monde est contre vous, peut-on en vouloir à ceux qui se montre méfiant? Homère, dit-elle en tournant la tête vers lui, si je te fournis de l’équipement et une garde acceptera-tu de porter un message de paix aux tiens?
_Oui je le ferais Matriarche.


Homère passa le reste de la journée, seul livré à lui-même dans le domaine des Cavalières. Perséphone et Frêne s’était retirées pour trouver de quoi pouvoir réparer le bras de la synthétique. Oh bien sûr, la Matriarche lui proposa bien une guide mais il préféra se perdre dans les jardins du château. De toute manière entouré par cette armée de femmes que craignait-il réellement?
Il vadrouilla donc entre les jardins, les potagers, les vergers qui cernaient le château. Des femmes et des hommes ne cessaient de s’activaient la tête recourbé contre la terre et chargeaient de lourds chariots. Il passa même à côté d’un lac où une quantité impressionnantes de poissons se précipitaient à la surface de l’eau attirée par le pain rassis qu’une vieille femme leur lançait. Le soleil couchant dardait ses rayons ocre sur la surface de l’eau. Au milieu du lac une petite bâtisse de pierre blanche flottait au-dessus de l’eau doré.
_On se demande bien à quoi se servait cette petite maison, non?
A sa gauche se tenait, sortie d’il ne savait où, la rouquine qui l’avait accompagné jusqu’à cette magnifique cité. Il n’eut tant de rien dire qu’un sombre oiseau coassant se posa à leurs côtés : un corbeau aux proportions gigantesques. Il eut automatiquement un mouvement de recul. Il avait vu assez de ces oiseaux de mauvaises augures dans le village des maraîchers se délecter du corps de connaissances.
_Hé calme toi! C’est mon protecteur il ne te fera pas le moindre mal! S’exclama Saule les deux mains en avant dans une tentative d’apaisement.
L’oiseau, comme pour corroborer ses dires, se posa sur son épaule, picorant son oreille avec tendresse.
_Calmes-toi, je vais te donner à manger tout de suite.
Elle sortit alors d’une de ses poches un sac en tissus emplis de graines et en déversa quelques-unes sur la rambarde de pierres qui entourait le lac et où ils étaient adossé avant l’arrivée de l’oiseau.
_Je suis désolée, d’habitude il ne provoque pas ce genre de réactions chez les gens. Il provoque plutôt le rire des autres cavalières…
_C’est… C’est que récemment j’ai pu voir certains corbeaux en train de dévorer… Enfin de se nourrir du cadavre de gens que je connaissais.
Elle poussa un petit ricanement.
_C’est étrange, non? Tu crains des animaux qui n’ont rien fait, ce n’est pas eux qui ont tués ces proches pour se nourrir?
_Oui, mais les voir ainsi
_Je sais, comme beaucoup ta tribu enterre vos morts ou les brûle. Tout pour ne plus jamais les voir. Il n’empêche qu’ils seront tout autant morts!
_Et que font les cavalières, rétorqua excédé par le tour que prenez cette conversation avec cette jeune femme.
_Après la grande cérémonie nous déposons les corps des nôtres en pleine forêt afin que nos corps rendent un peu à celle-ci ce qu’elle nous a donné.
_Au final, vous aussi vous effacez le corps de vos défunts, souligna le jeune conteur.
Elle lui concéda ce fait de bonne grâce.
_Et sinon tu disais tout à l’heure que tu viens de la Citadelle, celle qui est toute au Nord du fleuve?
Il lui parla alors un peu de chez lui. De sa grande cité avec ces quatre tours et ces murs, toutes les tribus la composant et les richesses qu’elle abritait.
_Comment les femmes sont traitées chez vous? Finit-elle par lui demander sans plus de détours.
_Comme les hommes. Nous traversons des cités où ce n’est pas le cas mais nous pensons que les capacités de chacun est plus importante que leur sexe. Souvent ma mère rétorquait aux villageois qu’on aidait et qui lui faisait remarquer qu’elle était une femme que nous ne sommes pas suffisamment nombreux pour faire la fine bouche. Je me souviens même d’une fois où un chef lui avait donné une rétribution moins important que mon père pour une récolte : elle s’était servie dans les légumes à hauteur de ce que malotru lui devait et quand il s’en est plaint elle lui a rétorqué que s’il la payait moins c’était qu’elle avait moins cueilli que les autres et que ces légumes n’existaient pas par conséquent. Je me souviendrais toujours, il avait l’ai tellement stupide. Il a plus jamais tenté de refaire la même à ma mère.
_Elle est morte? Parce que tu parles d’elle tout le temps au passé?
_Oui, il y a peu de temps
Un silence gênant se posa entre eux. Elle tenta de le briser le plus vite possible en changeant de conversation.
_Donc les tiens n’avaient rien à voir avec les sujets de la Forteresse…
_Non, on les connait, on passe rapidement devant avec le convoi chaque année. On fait juste un peu de commerce avec eux mais ça s’arrête là. Ils n’ont jamais aucun travail à offrir, n’ont pas besoin de notre savoir et de toute manière ils ne s’intéressent qu’aux histoires qu’il y a dans leur livre sacré.
_On est au moins d’accord sur ce point! Tu sais lire?
Il lui répondit oui. Elle en fut fascinée bien qu’elle savait lire également mais non sans difficulté. Elle avait appris sur le tard et par la force des choses quand elle avait recueilli son corbeau et qu’elle avait décidé d’en faire son protecteur. Une excentricité dangereuse selon Bouleau sur le champ de bataille : rien ne vaut un bon chien bien dressé et fidèle. Comment son corbeau pourrait-il la défendre en cas d’attaque?
_Comment l’as-tu appelé? Demanda Homère curieux d’en apprendre autant sur les rites et coutumes de ce peuple autrefois si mystérieux pour lui.
_Ange, on m’a dit que c’étaient eux qui portaient les messages des dieux dans les anciennes légendes. Je me suis dit que ça lui convenait à merveille. C’est comme ça qu’il me protège, à sa manière.
En retournant doucement au château, Saule et Homère continuèrent de discuter des habitudes des cavalières. Elles allaient toujours par trois : la Cavalière, leur monture ou gardien et leur protecteur leur chien. La cavalière devait nourritures et abris à son gardien et protecteur. Pour être une Cavalière digne il ne suffit pas d’être la meilleure au tir à l’arc, d’être la guerrière la plus redoutable ou d’être la chasseuse rentrant avec le plus de proies. Non, une sœur avait beau faire tout ça si son gardien mourrait sous l’effort ou si son protecteur devenait rachitique à force de mauvais traitements elle devenait indigne. Saule lui recommanda d’observer demain, l’arrivée des cheffes de tribus : les règles d’hospitalités concernaient tout autant celles-ci que leurs protecteurs et gardiens. Il était très mal vu que l’on offre rien à ces derniers, ni un peu d’avoine, ni un peu d’eau fraîche pour qu’ils puissent se désaltérer. C’est grâce à son protecteur et son gardien que toute cavalière pouvait surpasser n’importe quel guerrier. Elle devait donc se montrer reconnaissante de leur loyauté et la rétribuer. Elle lui expliqua comment elle faisait comprendre à son protecteur et son gardien ce qu’ils devaient faire mais Homère remarqua qu’elle n’employa jamais le terme de dressage ou de domestication. Les cavalières percevaient leurs relations avec leurs chevaux et leurs chiens comme un partenariat, un juste échange. Et Homère comprit avec ce que lui expliquait Saule qu’elle n’employaient pas de méthodes violentes à la manière de certains paysans avec leurs bêtes de somme.
_Tu es fière de faire partie de ses femmes, affirme-t-il en traversant une porte de service pour se diriger dans la grande salle à manger.
_Oui, sans elles je serais morte. Je fais partie des enfants abandonnés et sauvés par les sœurs.
Elle défit l’écharpe d’un bleu un peu passé qu’elle avait autour du cou et lui tendit.
_C’est Bouleau qui m’a vu, enfin… Elle m’a plutôt entendu, corrigea-t-elle en rigolant. Elle m’a raconté que je pleurais toutes les larmes de mon corps, que je geignais si fort que j’en aurais réveillé la forêt toute entière. Elle est venue me chercher, déposée au pied d’un arbre et enroulée dans cette couverture, raconta-t-elle en tendant son écharpe. “Une créature qui hurle autant a forcément la rage de vivre au ventre” s’est dit Bouleau ce jour-là. Elle m’as donc ramené ici, confier à une femme qui venait de mettre au monde une petite fille, et m’a pris sous son aile quand j’ai été en âge d’apprendre les règles de vie d’une cavalière.
_Bouleau n’a pas l’air… il hésita cherchant un mot pas trop négatif… elle n’a pas l’air très douce.
_Oh! Ça elle ne l’est certainement pas, elle est bourru, agressive, parfois vulgaire et injurieuse mais elle prend soin des siens à sa manière et est une des sœurs les plus valeureuses que je connaisse.
L’odeur des plats commencèrent à caresser le nez d’Homère. C’était une odeur de gibiers, de feu de bois et de terres. Des bêtes rôtissaient encore au fond de la salle dans d’immenses cheminée et des plats de pommes de terres et de champignons mijotaient dans de la graisse de cuisson. La salle était vaste mais également très bruyante avec toutes ces tables dressés et ces gens qui discutaient, criaient et s’interpellaient d’un bout de la salle à l’autre.
_C’est toujours comme ça chez vous? Questionna Homère.
_Non, d’habitude on est beaucoup moins nombreuses : mais la Matriarche a convié les villageois et villageoises affiliés aux cavalières et nos sœurs de l’Ouest viennent d’arriver suite à l’appel lancée par nos sœurs du Sud.
_Oui, j’ai entendu dire : elles ont vu débarquer les mêmes personnes qui ont attaqué les miens.
Saule acquiesça.
Ils s’approchèrent des fourneaux et un homme les servi. La viande sentait très fort et les pommes de terres étaient ruisselantes de jus de viandes. En se posant à une place libre, ils virent arriver à eux Perséphone accompagnée de la grande brune, amie de Saule. Perséphone montra à Homère son bras en parfait état. Une seule chose lui sauta aux yeux : la couleur de la peau synthétique était blanche et non marron comme sur le reste du corps à Perséphone.
_Je n’ai pas vraiment eu le choix lui expliqua Perséphone de sa voix chaude et précipitée comme à son habitude. J’ai fait avec ce qui leur restait. Il y avait bien un bras de la même couleur mais il était minuscule, ça n’aurait pas du tout été maniable à la longue.
_Vous allez devoir dissimuler ça, suggéra Saule. Je peux essayer de vous avoir une paire de gants? Ça devrait être amplement suffisant.
Perséphone remercia la jeune cavalière et expliqua comment s’était déroulé sa réparation avec l’assistance de la grande brune, qui, comme il l’apprit au détour de la conversation s’appelait Pin.
_C’était très instructif Perséphone, les cavalières vous sont reconnaissante d’avoir bien accepté nous laissez assister à votre réparation.
Pin se passionnait pour les rouages et mécanismes, même si tout ce qu’elle pouvait bricoler semblait bien pauvre à Homère en comparaison de ce qu’était capable de faire les techniciens de sa cité.

Le reste de la soirée se déroula à merveille. Une fois rassasié, Pin et Saule les accompagnèrent à leur chambre, enfin, surtout celle d’Homère puisque Perséphone n’avait aucun besoin de dormir. Mais elle les accompagna. La pièce était relativement petite mais elle représentait un palace par rapport à la cabine où il avait l’habitude de dormir d’habitude. Perséphone donna congés à leurs guides et se tourna vers son petit conteur.
_Je te dois une histoire avant de dormir je crois?




“Bon où est-ce que je m’étais arrêté hier… Faut dire pour ma défense que cette journée a été si riche en action qu’il est normal que je sois un peu perdu. J’ai l’impression que bien plus d’une journée s’est passé…”
“Rachel? Oui, Rachel! Merci Homère on en était à ma vie misérable d’androïde péripatéticienne. Aristote? Non je ne connais pas… Ah oui! Je comprends… C’est que tu en connais tant sur le monde d’avant que j’oublie parfois que tu n’en maîtrise pas toutes les subtilités. Ce mot avait un autre sens à mon époque que celui de disciple d’Aristote…”
“Donc je te racontais quelle vie misérable et sans avenir je menais avant de rencontrer celle qui fut ma sauveuse. C’était une femme, âgée de plus de trente ans lorsque je l’ai rencontré la première fois. Une grande femme mince, la peau mat, des yeux noisettes et avec une prestance de dame. Elle a débarqué chez mon propriétaire à la fin d’une journée de janvier glaciale. Nous étions assez surprises en entendant la grande porte s’ouvrir. Il faisait encore jour et les premiers clients débarquaient rarement avant que le soleil ne soit tombé. Mais la surprise fut totale lorsque cette femme débarqua, accompagnée d’un homme en costume noir, un garde du corps certainement. Ma mémoire peut tout te restituer avec détails. Elle portait un long manteau noir, couvert de neiges et d’un chapeau tout aussi noir aux larges bords. Elle balaya la salle derrière ses grosses lunettes. Le propriétaire est venu à elle un peu décontenancé : il arrivait qu’il y ait une clientèle féminine dans son établissement mais celle-ci était tout de même assez rare pour qu’il soit tout de même toujours un peu pris de cours. Il l’accueillit quand même avec le maximum d’égards, lui proposant un café et même un verre de vin. Elle accepta le café, s’assaillant sur une des lourds fauteuils qu’il y avait dans le salon principal. Elle demanda si elle pouvait fumer et alluma sa cigarette avant même qu’il ne lui réponde oui. Durant toute la scène je n’ai pas pu la quitter des yeux : alors c’était elle, le genre de femmes que nous étions sensé singer pour satisfaire les hommes? Ça me semblait irréaliste que nous puissions faire illusion.”
“Une longue discussion débuta entre le propriétaire et la dame. Elle le questionnait sur nous, nos conditions de travail, notre entretien. Au début, le propriétaire répondit à toutes ses questions de bonne grâce mais au fil des minutes il commença à se montrer de moins en moins conciliant, de moins en moins patient. Que pouvait-elle bien lui vouloir? Elle n’avait même pas encore demandé à voir sa marchandise devait-il penser. Il finit par forcer la chose en l’invitant à contempler toutes les synthétiques qu’ils pouvaient lui proposer. Elle le suivit et son regard scrutateur se posa sur chacune d’entre nous avant qu’il ne finisse par se bloquer sur moi.”
“C’est celle-là que je veux dit-elle au propriétaire. Et le propriétaire me loua à cette femme. Cette femme attisait tellement ma curiosité que je ressentais presqu’en moi le fantôme d’une émotion. Nous sommes donc allées dans une des chambre que nous proposa le propriétaire et je me préparais à ce que je devais être pour elle, à ce que je devais faire, à ce que je devais dire. Mais elle me coupa immédiatement une fois la porte close. Elle me montra la photo d’un homme sur son smartphone et m’expliqua très rapidement qu’elle n’aurait besoin d’aucun des services que je pouvais lui proposer. Tout ce qu’elle voulait savoir c’était si j’étais capable de reconnaître l’homme sur la photo. Je lui répondis alors que ma programmation m’interdisait de répondre à des questions sur mes anciens clients. Une étrange lueur passa dans son regard : si je lui répondais ça, c’est qu’il devait bien être un de ses anciens clients. Sa logique était imparable et je me dis que mes programmateurs n’étaient pas si malins que ça finalement.”
“Elle se posa sur le lit et frotta ses tempes. Elle était visiblement fatiguée. Je fis donc tout ce que ma programmation me réclamait de faire : je lui aie proposé un massage. Elle partit soudainement dans un grand éclat de rire. Je ne me pensais pas aussi drôle, surtout à cette époque.”
“ C’est surtout d’un bon avocat dont je vais avoir besoin, m’a-t-elle dit. Je me souvenais de son époux comme de tous mes clients, ma mémoire était ainsi faite. Il était assez ordinaire comme homme, sa seule particularité c’est qu’il me choisissait à chaque fois et qu’il était plus silencieux que la plupart. C’est ce que j’ai dit à Rachel mais sans m’étendre plus. Elle m’expliqua qu’elle avait besoin d’un bon avocat parce que juridiquement coucher avec une Eve-X n’était pas une cause de divorce. Pas de statut d’être humain, pas d’adultère reconnu. Mais elle aurait préféré que je sois humaine. Venir dans un endroit comme celui-ci… C’était l’insulter encore plus et cracher sur tout ce en quoi elle croyait.”
“En quoi croyait-elle, lui aie je donc demandé. Elle croyait en la liberté et l’autodétermination. Même pour les machines. Cette idée m’apparut d’abord étrange. Je n’avais songé que je pouvais être ou faire quelque chose d’autre. Je m’en rends compte aujourd’hui : j’étais un être si apathique. Mais bon c’est comme ça qu’on m’a programmé…”
“Rachel partit dans un rire amer. Elle savait que son mariage était un vrai naufrage mais il fallait qu’Edouard rajoute à cela l’insulte. Elle savait qu’il était loin d’être un abruti, s’il se rendait ici pour satisfaire des besoins que sa femme ne comblait plus c’était avec l’envie de rajouter l’injure au plaisir. Mais elle aussi elle pouvait jouer à ce petit jeu là…”
“Après cette rencontre étrange, je me suis un peu calmée sur les mises en veilles forcés. J’avais trouvé un sujet de réflexion qui momentanément retint plus mon attention que les songes lointains faits lors des mises en veilles. Les jours se sont succédés, sans saveurs et vides comme toujours. Les clients défilaient comme à l’accoutumé me laissant glaciale. Seule cette femme occupait mon cerveau de synthétique. Je me disais alors que je ne la reverrais surement jamais…”
“Puis un jour ensoleillée de mars, elle réapparut au bordel, toujours aussi belle et majestueuse. Elle sortit un chéquier de son sac et demanda à mon propriétaire son prix. Son prix pourquoi lui demanda-t-il déstabilisé. Son prix pour la synthétique Eve-X-13 modèle 2305. Quel qu’il soit, elle paierait affirma-t-elle sans sourciller maîtresse de la situation. Mon ancien propriétaire balbutia que je n’étais pas à vendre, que je lui rapportais bien trop à l’année pour que ce deal soit rentable pour lui. Elle demanda ce que je rapportais sur une année de labeur et combien je lui avais coûté. Elle additionna les deux, griffonna le montant sur son chéquier et lui tendit. Il essaya de balbutier quelque chose, mais Rachel le coupa sans aucun ménagement : tout ce qu’elle attendait c’était l’acte de propriété de la synthétique qu’elle venait de s’acheter. Mon propriétaire… Oui, qui ne le serait plus pour très longtemps, je te l’accord petit conteur. Donc je disais mon propriétaire est parti à toute vitesse le chercher dans le coffre où il rangeait tous ses gains du jour avant d’aller les déposer en banque et ces certificats de propriétés pour chacune des synthétiques qui travaillent pour lui. Il l’apporta alors à Rachel. Moi, j’étais restée bras ballant les regardant faire sans rien dire. Une seule chose fit vibrer une ombre d’émotion : le regard que Katsuni posa sur moi à ce moment-là. Je serais, encore aujourd’hui, bien incapable de te le décrire avec exactitude ni même de comprendre toutes les émotions qui la traversait. Il y avait de la jalousie, j’en suis certaine. Comme je te l’ai dit elle appartenait à un modèle bien plus proche d’un être humain que moi avec tous les verrous qui bloquaient mon IA. Elle acceptait sa situation d’esclave parce que le propriétaire lui offrait un statut au-dessus des autre synthétiques mais me voir aujourd’hui libre… Je crois que si elle avait équipée de glandes lacrymales elle aurait pleuré de jalousie, d’amertume et enfin de tristesse. Mais tout ça je ne le savais pas à l’époque où je n’étais pas en mesure de pouvoir le saisir. Tout n’était pour qu’informations plus moins distantes, plus ou moins intéressantes. Je ne les vraiment compris quand nos chemins se sont recroisés de nouveau bien plus tard. Mais je te raconterais tout ça une autre fois, ne précipitons pas le récit, sinon je n’aurais plus rien à te raconter les autres nuits.”
“Rachel m’a donc emmené avec elle ce jour-là. Pas dans un camion ni dans une boîte ni dans une civière pour synthétiques. Non comme un être humain, à l’arrière de berline noir, à ses côtés. 


“ Elle a essayé de me parler sur le trajet mais j'étais bien trop prise par l'observation du monde au travers de cette minuscule vitre de voiture. Bien sûr je connaissais le monde extérieur grâce à la mémoire implantée lors de ma programmation mais le voir de mes propres yeux... Et ben ça n'avait rien à voir. Il y a tant de choses à voir : les couleurs des arbres, celui du ciel, les autres autos autour des nous et les gens dans ces mêmes voitures. Des gens concentrés sur la route, d'autres en train de discuter, certains étaient même en train de chanter en tapotant en rythme leur volant. Le paysage défilait à toute vitesse. On a traversé des villes, mêmes des forêts et des champs. Rachel trouvait juste dommage  que ce ne soit pas le printemps ou même l'automne. Elle m'expliqua, lorsque je me montrais plus réceptive, la beauté de ces saisons de transitions, de changements, de vie. Elle me m'évoqua des mythes anciens où les êtres humains voyaient les quatre saisons comme une métaphore de leur propre vie : la naissance, la croissance, la maturité et la mort. Je l'écoutais parler et je me rendais compte à quel point ma mémoire implantée, les connaissances et les savoirs sélectionnés par des programmateurs me limitaient dans une minuscule sphère étroite. Le bordel n'était finalement que l'enceinte physique de cette prison. Et soudainement, juste grâce à un petit trajet en voiture d'à peine, quoi, une vingtaine de minutes tout au plus, je me suis retrouvée dans un nouveau monde aux dimensions infinies. Les veilles forcées ne me semblaient plus aussi intéressantes tout d'un coup: le monde était tellement plus vaste. Et encore je n'avais pas encore conscience de l'étroitesse de mon esprit, de l'étendu du blocage conçu pour me faire accepter une vie d'esclave malgré mon intelligence artificielle.  »
«  Nous nous sommes arrêtes devant une grande maison sur les bords de Seine. La nuit était déjà tombée, d'un coup, violemment. En sortant je me suis stoppée quelques instants, saisies par la beauté des reflets que dessinaient les lampadaires sur la surface irisée du fleuve. Tout d'un coup de nouvelles réminiscences me saisirent. Je revoyais les flaques d'eau étoilés de mes veilles forcées. Tout y était : l'eau reflétant les éclats orangés des lampadaires. Une constellation renversée encore plus face grâce à la surface du fleuve. Ce n'était donc pas uniquement un délire de mon cerveau synthétique. Ni bugs, ni glitch dans ma perception de la réalité. C'était des souvenirs. Oui des souvenirs qui n'étaient pas les miens.”
“Bon je m'arrête là pour ce soir. Oui la conclusion est pleine de mystères et trépidantes... Non, non, non, je ne veux pas entendre la moindre protestation de votre part jeune homme. Il est l'heure de se coucher. Demain les deux dernières familles de cavalières doivent arriver. Je suis sûr que ça sera aussi passionnant que mon histoire.”
“Attends de voir de tes propres yeux avant de me répondre non.”

“Allez, bonne nuit Homère.”