Encore
une autre journée, presque identique à la précédente, qui
recommence… La tête lourde appuyée contre la vitre de mon train
me conduisant à mon petit travail salarié, je contemple le paysage
qui défile.
Le
poids de ma cage thoracique se fait de plus en plus lourd sur mes
poumons, mes respirations se font courtes, je manque d’air. Ils
appellent ça l’angoisse, j’appelle ça mes chaînes. Le poids
d’un quotidien subi : l’obligation de vendre son bien le
plus précieux à un autre que soi, son temps.
On
me rétorquera que j’ai de la chance d’avoir un emploi par les
temps qui courent. Oh, bien sûr venant d’un milieu populaire je
connais la douleur du chômage : cette situation qui nous exclut
de la France courageuse, de la France travailleuse et honnête qui
n’a pas besoin des tickets alimentaires de sa mairie et des restos
du cœur pour nourrir sa famille. Avez-vous déjà vu ces « honnêtes
gens » cracher sur leurs compatriotes non productifs qui
parasitent le système comme un ver solitaire au fond de leurs
immondes intestins ?
Et
tout le « système » leur donne raison. Après tout il
est bénéfique à notre système capitaliste de maintenir ses pions
dans cet état d’asservissement béat. Votre travail n’est plus
un simple gagne-pain, il vous définit, il est ce que vous êtes,
votre identité. A la question « qu’est-ce que vous
faites dans la vie » il n’est jamais attendu que vous
répondiez en parlant de vos passions ou « hobbies » (je
déteste ce mot, il minimise la portée de nos intérêts, objectifs
personnels). On attend de vous que vous répondiez par votre
travail : comme si celui-ci avait par essence un quelconque
rapport avec l’être humain que vous êtes. A qu'est-ce que je fais
dans la vie je pourrais répondre : j'écris, je lis (diptyque
indissociable si vous voulez mon avis), je joue, je fabrique des
choses plus ou moins bien, je me raconte des histoires, j'apprends,
j'observe, j'erre, j'aime, je ris, je pleure, je vis... Mais
immanquablement, et en cela je ne suis pas différente de tous mes
semblables je réponds : je gère l'impression de catalogues
pour la grande distribution. Pourquoi ? Parce que je n'ai pas
trouvé de travail dans l'édition et que mon roman n'avance pas,
apeurée que je suis par la pauvreté et la maladresse de mon style.
Mon
rêve ? Travailler selon mes propres règles, contraintes et
choix. J'ai connu ça à l'université lors de mes deux années de
master de recherche : je travaillais à mon rythme sur des
sujets de mon choix. Dans ce genre de cas, le travail n'est plus
aliénation mais libération puisque son but n'est plus uniquement
économique. L'écriture est donc à la fois mon espace de liberté
mais aussi d'espoirs : l’espoir probablement irréaliste de ne
travailler que pour moi, égoïstement.
Et
on les entend sans cesse se plaindre de la masse grouillante des
travailleurs hypothétiques jugés pas assez compétitifs par ces
larmoyants chefs d'entreprises qui évoquent le coût de leurs
travailleurs. Comme s'ils étaient de généreux mécènes faisant
la charité en offrant un salaire aux pauvres désœuvrés quand ces
derniers leur échangent un bien si précieux que des heures de leur
vie.
Le
train ralentit : par la fenêtre j'aperçois un cimetière gris
accolé au parking d'un supermarché... Le marbre gris côtoie le
terne bitume et ma cage thoracique se fait à nouveau pesante, mon
cœur en rate presque un battement. La voilà mon angoisse, vivre et
mourir en me contentant de cette vie. Mais je me connais ; en
moi la tristesse et l’angoisse finissent toujours par laisser
rapidement la place à la colère et la rage. Je suis comme ces bêtes
qui apeurée et aculée finissent par retrousser les babines et
sortir les crocs.
Il
faut que je continue d'écrire car la vie ne m'a jamais suffi. Peu
importe mes peurs sur mes capacités à écrire quelque chose de
correct, je n'ai pas ce luxe. Car si cette vie est un champs de
bataille, un simulacre ignoble, une guerre économique broyant les
individus : je refuse de me rendre. Tant que j’obéirai à
quelqu'un d'autre que moi alors il ne s'agira que d'un gagne-pain,
jamais une finalité, jamais ce que je suis.
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