samedi 26 mars 2016

Trepalium

Encore une autre journée, presque identique à la précédente, qui recommence… La tête lourde appuyée contre la vitre de mon train me conduisant à mon petit travail salarié, je contemple le paysage qui défile.
Le poids de ma cage thoracique se fait de plus en plus lourd sur mes poumons, mes respirations se font courtes, je manque d’air. Ils appellent ça l’angoisse, j’appelle ça mes chaînes. Le poids d’un quotidien subi : l’obligation de vendre son bien le plus précieux à un autre que soi, son temps.
On me rétorquera que j’ai de la chance d’avoir un emploi par les temps qui courent. Oh, bien sûr venant d’un milieu populaire je connais la douleur du chômage : cette situation qui nous exclut de la France courageuse, de la France travailleuse et honnête qui n’a pas besoin des tickets alimentaires de sa mairie et des restos du cœur pour nourrir sa famille. Avez-vous déjà vu ces « honnêtes gens » cracher sur leurs compatriotes non productifs qui parasitent le système comme un ver solitaire au fond de leurs immondes intestins ?
Et tout le « système » leur donne raison. Après tout il est bénéfique à notre système capitaliste de maintenir ses pions dans cet état d’asservissement béat. Votre travail n’est plus un simple gagne-pain, il vous définit, il est ce que vous êtes, votre identité. A la question « qu’est-ce que vous faites dans la vie » il n’est jamais attendu que vous répondiez en parlant de vos passions ou « hobbies » (je déteste ce mot, il minimise la portée de nos intérêts, objectifs personnels). On attend de vous que vous répondiez par votre travail : comme si celui-ci avait par essence un quelconque rapport avec l’être humain que vous êtes. A qu'est-ce que je fais dans la vie je pourrais répondre : j'écris, je lis (diptyque indissociable si vous voulez mon avis), je joue, je fabrique des choses plus ou moins bien, je me raconte des histoires, j'apprends, j'observe, j'erre, j'aime, je ris, je pleure, je vis... Mais immanquablement, et en cela je ne suis pas différente de tous mes semblables je réponds : je gère l'impression de catalogues pour la grande distribution. Pourquoi ? Parce que je n'ai pas trouvé de travail dans l'édition et que mon roman n'avance pas, apeurée que je suis par la pauvreté et la maladresse de mon style.
Mon rêve ? Travailler selon mes propres règles, contraintes et choix. J'ai connu ça à l'université lors de mes deux années de master de recherche : je travaillais à mon rythme sur des sujets de mon choix. Dans ce genre de cas, le travail n'est plus aliénation mais libération puisque son but n'est plus uniquement économique. L'écriture est donc à la fois mon espace de liberté mais aussi d'espoirs : l’espoir probablement irréaliste de ne travailler que pour moi, égoïstement.
Et on les entend sans cesse se plaindre de la masse grouillante des travailleurs hypothétiques jugés pas assez compétitifs par ces larmoyants chefs d'entreprises qui évoquent le coût de leurs travailleurs. Comme s'ils étaient de généreux mécènes faisant la charité en offrant un salaire aux pauvres désœuvrés quand ces derniers leur échangent un bien si précieux que des heures de leur vie.
Le train ralentit : par la fenêtre j'aperçois un cimetière gris accolé au parking d'un supermarché... Le marbre gris côtoie le terne bitume et ma cage thoracique se fait à nouveau pesante, mon cœur en rate presque un battement. La voilà mon angoisse, vivre et mourir en me contentant de cette vie. Mais je me connais ; en moi la tristesse et l’angoisse finissent toujours par laisser rapidement la place à la colère et la rage. Je suis comme ces bêtes qui apeurée et aculée finissent par retrousser les babines et sortir les crocs.
Il faut que je continue d'écrire car la vie ne m'a jamais suffi. Peu importe mes peurs sur mes capacités à écrire quelque chose de correct, je n'ai pas ce luxe. Car si cette vie est un champs de bataille, un simulacre ignoble, une guerre économique broyant les individus : je refuse de me rendre. Tant que j’obéirai à quelqu'un d'autre que moi alors il ne s'agira que d'un gagne-pain, jamais une finalité, jamais ce que je suis.

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