vendredi 18 novembre 2016

1er jet / 1er chapitre NaNoWriMO 2016

Parce que cette année j'ai décidé que je ne serais pas qu'une simple employée de bureau j'ai décidé de reprendre l'écriture de manière plus intensive... Quoi de mieux pour cela que le NaNoWriMo? Je vous dépose ici les deux premiers chapitres. C'est un premier jet donc merci de rester tolérant : c'est amener à être corrigé, modifié, amélioré.
Je vous laisse j'ai encore 20 000 mots à écrire 💀. J'écrirais un article sur mon ressenti après le NaNo pour vous dire ce que j'en ai pensé : pour le moment en tout cas c'est crevant mais tout bénéf'








Sur les rives du Léthé







Chapitre 1 : 23 Octobre 2318


Homère? Homère! Allez réveille-toi! Une dure journée de travail nous attend!
Le jeune Homère ouvrit péniblement les yeux sur le visage réconfortant de son père qui était penché au-dessus de lui dans sa minuscule cabine.
_Bien dormi mon petit? lui demanda-t-il en ébouriffant sa tignasse brune qu'il lui avait léguée.
Le jeune garçon se redressa dans sa couchette et frotta  ses yeux encore alourdis par le sommeil. Avait-il passé une bonne nuit? Cela était une bonne question songea-t-il, habité encore par ce rêve étrange. Il était seul, perdu dans un paysage brumeux qui ne semblait connaître aucune limite et il marchait sans cesse. Il savait qu'il cherchait quelque chose de précis dans son rêve mais celui-ci commençait à se dissiper dans son esprit. Par contre il se souvenait très bien de la soif qui le dévorait dans son songe et de la joie qui le saisit en voyant un fleuve apparaître derrière la brume. Il y accourut et commença à boire l'eau du fleuve goulûment. Sur l'autre rive il pouvait discerner des silhouettes floues, mais plus il buvait plus celles-ci s'effaçaient.
Sur une petite tablette qui lui faisait office de table de chevet trônait l'Odyssée. C'était à ce livre précisément qu'il devait son nom d'homme. Ça faisait presqu'un an déjà...
_Bon, les garçons vous venez le petit déjeuner est prêt! Résonna la voix de sa mère dans la péniche.
La perspective d'un petit déjeuner de fête acheva de dissiper son rêve. Les villageois chez qui ils avaient amarré leur avait offert du lait et du beurre. Ça changeait des habituels potages de légumes ou infusions du matin.
Homère suivit donc son père dans la grande salle principale. Sa mère les attendait déjà accompagnée de sa sœur, de son beau-frère et de leur deux filles. Les péniches étaient un bien précieux : chacune d’elles appartenait à deux couples et leurs enfants. Homère avait eu de la chance : si sa tante avait eu un garçon il aurait été contraint de partager sa cabine.
_Hé ben, toi tu as eu du mal à te réveiller ce matin! Commenta sa mère mi-amusée, mi-excédée. Allez ne te montre pas inutile et ramène le pot de miel sur la table. Ça te tente avec ton lait chaud?
Il regarda sa mère avec un grand sourire et partit en quête du pot. Le miel était un met rare et fameux, sa famille avait tendance à l’économiser mais soudain il se souvint : aujourd’hui c’était l’anniversaire de ses deux cousines Jane et Wendy. Dans sa tribu chaque naissance était une fête et une occasion de se réjouir alors que dire quand on fêtait l’anniversaire de deux jumelles!
Les deux petites étaient à table et étaient parties dans une grande conversation avec leur mère, Tante Barrie, sur leur futur nom d’adulte :
_Et moi si je ne veux pas changer de nom? Bouda Wendy.
_Tu n’as pas le choix c’est ainsi que nous faisons tous une fois adulte, lui expliqua sa mère. Regarde ton cousin il s’y est bien fait lui! 
Homère prit place à table entre sa Tante Barrie et son père. Ce dernier prit la miche de pain trônant au milieu de  la grande table et en découpa une bonne tranche pour tout le monde.
_Moi ça me fait bizarre de l’appeler Homère je trouve que ça lui allait mieux Charlie! Répondit Wendy
_Dis tante Zola, ça t’embête pas qu’il ait perdu ton nom?
La question de Jane eut pour effet de laisser songeuse sa mère quelques instants. Elle fixa son fils quelques instants : il avait ses yeux et ses tâches de rousseurs. Chez les conteurs, on savait respecter le silence de ceux qui cherchent leur mot alors personne ne dit rien jusqu’à ce que Zola réponde à sa nièce.
_Hmm, je mentirais en disant que non. C’était dur au début surtout. Car voyez-vous mes petites la cérémonie du Nom n’a pas uniquement pour but de faire de vous officiellement des jeunes adultes mais également de rappeler aux parents que les enfants ne leur appartiennent pas. C’est pour cela que vous perdez le nom que vous ont donné vos parents.
_Mais tante Zola tu seras toujours la maman de Cha... d’Homère?
_Oui mais nous ne sommes pas que des fils et des filles. En tant que conteurs nous avons le devoir de faire survivre la mémoire de nos homonymes. Mais vous avez le temps de voir venir mes petites : votre cérémonie n’aura lieu que dans quatre ans.
Jane se tourna vers son cousin et lui demanda :
_Dis Homère pourquoi tu ne veux pas nous raconter comment ça s’est passé pour toi?
_Chaque cérémonie est différente et certains récits ne doivent pas être racontés avant d’être vécus.
Certains trouvaient que les conteurs avaient tendance à user et à abuser des maximes, dictons et autre tournures de sagesses populaires mais ces dernières appréciaient les histoires même dans leur plus simple appareil.
Le petit-déjeuner se déroula dans le calme et la discussion se dirigea très rapidement vers le travail qui les attendait aujourd’hui. Pendant que Tante Barrie, au ventre très alourdie par sa grossesse avancée allait veiller sur la péniche et ses deux filles, Homère, sa mère Zola, son père King et son oncle Stevenson allaient participer aux récoltes de pommes et de poires du petit village de Mamèse. Les conteurs étaient toujours les bienvenues dans ce petit village de maraîchers. Outre la main d’œuvre supplémentaire pour ces récoltes saisonnières, les conteurs offraient bien d’autres services aux tribus qu’ils traversaient dans leur vie de nomades : ils échangeaient les marchandises que leur confiaient les différents villages sur les bords de Seine et faisaient office, dans tout le sud-est de la Francie, de notables en se faisant garant pour les mariages, contrats et naissances. Leur vie de nomades leur conférait une neutralité qui plaisait aux habitants sédentaires de la région.
Ainsi était faite la vie d’Homère : une vie de nomade au fil des saisons et de la Seine. Le voyage de retour vers la Citadelle allait bientôt commencer. L’hiver commençait à doucement apparaître : les matins se faisaient de plus en plus froid, de plus en plus brumeux et les arbres se couvraient de teintes ocre.
Homère savoura son lait chaud parfumé de miel et sa tranche de pain couverte de beurre avant d’aller dans sa cabine s’habiller pour la longue journée de labeur qui l’attendait. En sortant il jeta un petit coup d’œil au volume sur la tablette : l’Odyssée. C’était ce livre qu’il avait choisi par hasard lors de la cérémonie du Nom et que depuis bientôt un an il n’avait cessé de le relire comme s’il y avait dans ce livre que la nécessité ou le sort avait mis sur sa route un message que l’Ancienne Humanité avait voulu lui transmettre.
Sa mère l’attendait au niveau de la porte donnant sur le pont. Comme toujours elle le regardait avec un grand sourire mais depuis la cérémonie du Nom Homère pouvait y lire une certaine amertume.
_Maman, arrête de me regarder comme ça.
_C’est juste que… enfin… Tu es si grand à présent, presqu’un homme.
_Oui et comme tous les hommes et les femmes conteurs je dois participer à la vie en commun, lui répondit-il en la contournant pour accéder à l’extérieur.
Sa mère en profita pour passer une main dans ses cheveux et il pesta gentiment.

Et une dure journée de labeur démarra pour Homère. Tous les membres de sa tribus aptes au travail se retrouvèrent sur les berges. Sur de nombreux visages on pouvait encore lire les stigmates du sommeil et quelques mâchoires se décrochaient à l’occasion. Le chef du village les attendait accompagnée de quelques chefs de familles. Chacun accompagna les villageois où une quelconque tâche nécessitait leur présence. Son père et son oncle suivirent le chef de villages avec de nombreux autres conteurs : quelques maisons avaient sérieusement besoin d'être correctement calfeutrées avec l'hiver qui arrivait. Homère et Zola suivirent un des villageois avec qu’ils avaient déjà sympathisé.
_Bonjour vous deux! Vous avez apprécié le lait et le beurre qu’on vous a donné?
_Bonjour Luc, nous nous sommes régalés! Merci encore, vous n’y étiez pas obligé! Répondit la mère d’Homère.
_Mais de rien, voyons! Toi et le petit vous vous n’économisez pas quand vous bossez ça me semble normal de vous remercier. Puis l'anniversaire de jumelles ça se fête dignement non? Les enfants sont si rares!
_Oui c'est vrai, ce soir nous allons même servir de la viande pour l'occasion.
_Hé si vous nous invitez sur votre bateau moi et mon épouse on vous promet de vous ramener notre meilleure eau de vie!
Les deux éclatèrent de rire et causèrent de petits tracas du quotidien en se dirigeant vers les pommiers et poiriers situés à l'écart du village, sur une petite colline. La matinée se déroula sans heurts. Il fallait cueillir les fruits avec délicatesse et les poser avec précaution dans de grands paniers en osier afin que ceux-ci se conservent le plus longtemps possible. Les villageois demandaient l'aide des conteurs et autre voyageurs afin de récolter un maximum de fruits avant les premières gelées. Ça faisait déjà quelques années qu'il participait à cet harassant travail mais c'était bien la première où il se montrait aussi utile. Homère regarda du coin de l'œil la grande silhouette de sa mère sur une échelle toute concentrée à sa tâche. Elle lui paraissait toujours aussi grande et forte même si petit à petit il la rattrapait. Encore un an ou deux et il serait plus grand qu'elle. Que ferait-il à son dix-septième voyage? Continuera-t-il à être un conteur itinérant ou bien demandera-t-il à être affecté à la Citadelle? Il ne savait pas encore et il avait encore trois voyages à accomplir avant de se décider mais s'il choisissait de vivre à la citadelle cela ferait certainement souffrir ses parents même si certainement ils respecteraient son choix.
La matinée fut harassante mais la fraîcheur du matin était bien plus propice à ce genre de travaux. Lorsque le soleil fut haut dans le ciel, Luc leur fit mine de le rejoindre. Il partagea son repas entre ses fils, Homère, Zola et lui-même. Comme à son habitude ils réclamèrent une histoire à sa mère. Celle-ci s'exécuta avec plaisir et ponctua leur repas de contes et récits hérités de l'Ancienne Humanité. Homère n'appréciait rien tant qu'écouter sa mère en train de raconter des histoires. Elle était une conteuse née même s'il était né dans une autre tribu des Descendants. Parmi les Chasseurs  comme lui avait raconté son père. Sa mère restait assez silencieuse sur sa vie parmi eux : les tribus de descendants étaient assez hermétiques entre elles surtout sur leurs rites initiatiques et coutumes.


Sa mère était en train de faire le récit d'une famille d'ouvriers de l'Ancienne Humanité quand soudain le son d'une cloche se fit entendre venant du village en contrebas. Immédiatement Luc et ses trois fils se levèrent, laissant tombeur leur pain et fromage à même le sol, sans la moindre considération.
_Que ce passe-t-il Luc, demanda Zola, inquiète par la peur qui se lisait sur le visage de sa vieille connaissance.
_C'est l'alerte d'urgence! Il faut qu'on retourne au village le plus vite possible.
Luc, accompagné de ses trois fils partit donc précipitamment en route vers le village sans attendre la réaction des deux conteurs.
_Qu'est-ce qu'on fait maman demande Homère se tournant inquiet vers sa mère.
_On va les suivre, s'il y a une attaque de pillards je préfère être là pour défendre les nôtres. Ne t'éloigne pas de moi!
La main de sa mère se porta alors à sa ceinture, là même où elle conservait le poignard à la lame tordue des chasseurs, dernier vestige de son passé. Ils coururent en direction du village à toute vitesse. A leur côté d'autres maraîchers, paysans et conteurs convergeaient en direction du village situés en bas de la colline. Mais Homère ne vit ni son oncle ni son père parmi eux. Ils discernaient par contre le feu qui commençait à prendre dans le village. Au loin les péniches semblaient encore intactes. Mais pour combien de temps encore?
Il avait grande peine à suivre sa mère. Elle était si agile dévalent la pente qui les séparaient du village avec adresse. Lui, il manqua plusieurs fois de chuter.
_Maman, attends s'il te plaît, la héla-t-il d'une toute petite voix plaintive.
Il n'était plus Homère mais son petit Charlie. Elle se retourna donc et lui donna la main sans réfléchir. Elle voulait le savoir près de lui et lui imposer son rythme de course. Au loin toujours le son de la cloche qui se faisait de plus en plus désespéré et l'aboiement tenace des chiens. Plus ils approchaient et plus ils commençaient à les entendre : les cris. Le cœur du jeune garçon s'emballait à lui en faire rompre les côtes. Ces cris! Ils étaient si atroces! Un seul son lui évoquait ça : le bruit des cochons qu'il avait entendu se faire égorger. En entendant ces hurlements la posture de Zola changea immédiatement. Les pillards semaient la terreur mais avec parcimonie : il ne fallait pas trop déstabiliser leurs proies pour qu'ils puisent à nouveau les piller. Aucun parasite n'avait intérêt à tuer son hôte puisqu'il devait sa survie à ce dernier.
_Ce ne sont pas des pillards, chuchota presque sa mère tant cette vérité l'effraya.
Et tout ce qui parvenait à effrayer sa mère n'avait rien de bien rassurant pour quiconque.
Une fumée noire et épaisse commençait à planer au-dessus du village. Les toits de chaumes partaient en fumée.  A la sortie du village Homère vit une femme qui courait vers eux. Elle hurlait en leur direction faisant de grands signes de mains.
_Fuyez, partez, allez-vous en! Hurla-t-elle dans un cri qui se faisait de plus en plus animal à mesure qu'elle répétait cette horrifiante litanie.
_Arrête de crier idiote, susurra sa mère entre ses dents. Ça va les attirer.
Et la prédiction de sa mère fut juste : sortant de derrière une grange ils les virent. Une dizaine d'homme habillés de cuirs et de loques, leur visage recouverts de peintures de guerres comme les démons que représentaient l'Ancienne Humanité dans ces mythes et légendes. Armées d'épées, de poignards, de lances ils se jetèrent sur la pauvre femme qui hurlait. Sa mère le tira par le bras violemment et le jeta face contre terre. Elle se positionna à ses côtés et bloqua sa tête fermement contre le sol pour qu'il ne puisse rien voir du massacre qui se déroulait à quelques mètres d'eux. Mais les hurlements! Ils n'avaient plus rien d'humain, on ne pouvait plus y comprendre quoi ce soit. Ils devenaient de plus en plus humides et suintants et durèrent une éternité comme si ses hommes prenaient un réel plaisir à la laisser agoniser.
Et puis le silence... Un silence si pesant. Et pourtant le massacre continuait dans le village mais Homère n'entendait plus rien d'autre que le silence de cette femme.
_Il faut qu'on s'en aille Homère! Chuchota sa mère.
_Mais papa et tonton?
Il ne s'en était pas rendu compte jusque-là mais il pleurait, ses yeux débordaient de larmes que rien ne semblaient arrêter. Pourtant nuls sanglots.
_Ils n’étaient pas loin de la Seine, s'ils sont malins ils ont dû rejoindre le convoi et prendre la fuite aussi vite que possible. Et crois-moi c'est aussi ce qu'on doit faire. Si on tente de traverser le village on est mort.
_Mais qu'est-ce qu'ils nous veulent si ce n’est pas des pillards?
_J'en sais rien, Charlie, peut-être juste nous massacrer les uns après les autres. Allez relève toi doucement. Y a un bosquet à quelques mètres, là on est trop visible!
Ils se relevèrent et accroupis se dirigèrent vers le grand bosquet situé à moins d'une cent mètre, si proche et lointain à la fois. Homère tenta de courir recourbée le plus vite possible, sa mère avait saisi à nouveau sa main et le serrait si fort que s'en était presque douloureux.
_On y est presque, allez juste encore un petit peu.
_Hé! Vous là-bas! Leur cria une voix d'homme.
Homère se retourna et regratta presque aussitôt son geste. La voix venait d'un des hommes qui avait massacré la pauvre femme. Ses mains étaient recouvertes par son sang. Tout ce qui restait d'elle était une masse informe et sanguinolente à leur pied.
_Cours! Lui ordonna sa mère dans un cri.
Sa main ne le lâchait pas. Quelque chose se brisa dans son esprit. Il n'était plus rien d'autre qu'un animal fuyant son chasseur. Ils atteignirent le bosquet très rapidement mais il aurait bien été incapable de dire comment. Son cerveau ne semblait plus pouvoir former la moindre pensée cohérente. Son cœur battait si fort, comme s'il voulait s'éjecter de sa poitrine et un point de côté se fit apparaître. Mais il s'en foutait! Hors de question de ralentir sa mère, ils devaient survivre ensemble.
Ils les sentaient confusément derrière lui. Ils se rapprochaient, il s'en rendait bien compte. Il entendait leurs bottes, leurs souffles de plus en plus rapides. Des chiens haletants.
Un choc violent le fit chuter la face contre l'humus. Par réflexe sa main lâcha celle de sa mère mais elle se retourna pour l'aider à se relever. Mais il était trop tard : six hommes les encerclaient. La peinture sur leur visage formait des dents, des crocs et des cornes factices. Il n'y avait qu'une volonté : créer la peur chez son adversaire. Homère jeta un regard vers sa mère qui avait adopté une posture défensive, le poignard tordu de chasseur à nouveau sorti de son fourreau.
La lame eut pour effet de provoquer une hilarité angoissante chez les hommes.
_Alors la p'tite dame elle pense qu'elle nous fait peur avec son petit couteau, éclata un des agresseurs. Les gars, personne ne nous interdit de nous amuser un peu? Questionna-t-il les siens.
Des rires gras et l'engouement de ces camarades lui firent office de réponse. Il commença donc à défaire sa ceinture quand un éclair d'acier jaillit devant les yeux. L'homme se teint la gorge, essayant en vain de contenir le sang qui commençait à s'en échapper. Il tenta vainement d'appeler  ses compagnons à l'aide mais ne put émettre que de vagues borborygmes. La lame de sa mère était couverte du sang du mourant.
Les yeux de Zola étaient ceux d'une bête traquée, acculée. Son fils à ses côtés elle n'avait rien à perdre. Elle les avait vus agir avec la villageoise : ils ne voulaient aucun de leur bien, pas possible de négocier leur survie.
L'un deux se détacha du groupe pour s'adresser à elle. Les autres  restaient légèrement en retrait, assez déstabilisés par la mort plus que soudaine de leur compagnon, pas vraiment habitués à ce qu'on leur résiste ainsi.
_Allez, on se calme, commença l'homme au visage peint en rouge. Tu ne veux quand même pas que ton petit nous voit te massacrer devant ses yeux?
Il avait adopté une démarche et une voix faussement rassurante mais le sang sur ses mains démentait tout cela. Sa mère tenait son poignard recourbé, prête à s'en servir à tout moment.
_De toute façon vous allez nous tuer? Dit-elle en crachant presque ses mots.
Homère ne reconnaissait presque plus sa mère : tout n'était plus que rage, colère et hargne en elle.
_Oui mais si tu te montres gentille avec nous on pourrait faire ça vite.
Et il avança vers elle, sa main caressant son visage. Le poignard de sa mère jaillit à nouveau. Il allait le trépaner mais l'homme projeta son bras pour se défendre. Mais il ne fut pas suffisamment rapide...
_Rhaa, la pute! Hurla-t-il plein de douleur.
Sa main couvrait son œil crevé qui n'était plus qu'une crevasse de chairs palpitantes et à vif. Homère eut été incapable de dire si à cet instant là il était fier de sa mère ou horrifié par ses actes. Elle ne manifestait aucune hésitation quand lui était purement et simplement tétanisé.
_Sale pute! Éructa le borgne.
Sa mère lui sourit carnassière.
_Salope! On va t'effacer ce sourire du visage à tout jamais! Allez tenez là moi! Ordonna-t-il aux autres.
Ils se jetèrent tous sur sa mère la plaquant au sol. Elle se débattait comme une furie mais leur nombre l'obligèrent à abdiquer.
_Vas-t-en Charlie! Vas-t-en! Lui demanda-t-elle suppliante, toute agressivité disparue.
Ses jambes se libèrent soudainement et il fuit le plus rapidement qu'il le put en direction de la Seine.
_Vous d'eux, rattrapez le ! Je veux pas que cette race survive!

Homère courut comme il ne l'avait jamais fait. Ses pieds évitèrent chacun des obstacles et il ne sentait pas les petites branches qui venaient lui fouetter le visage. Très vite il rejoignit les bords de la Seine. A sa gauche le village des maraîchers qui s'effaçait de plus en plus dans les flammes et à sa droite il vit des vapeurs blanches au loin. Le convoi de péniche s'éloignait aussi rapidement que possible des assaillants. Les bateaux à vapeurs tractant tout le convoi devait être au maximum de leur puissance.
Les jambes du jeune garçon cédèrent sous son poids. A genoux il observa les siens fuir au loin. Impuissant, il ne put retenir un sanglot. Il tenta de l'étouffer comme il le pouvait en posant sa main contre sa bouche mais il était brisé. Quand les deux assaillants parti à sa poursuite le trouvèrent sur la rive, il n'était plus qu'un jeune enfant tremblotant et craintif. Il ne bougea même pas quand un des deux lui asséna un coup de masse à l'arrière du crâne. Tout bascula dans le noir, un noir imperceptible.


_Allez réveilles toi mon petit! Lui dit une douce voix de femme un peu grave.
Homère sentit un objet qu'on appuyait contre ses lèvres. On tentait de lui faire boire un liquide amer. Par réflexe, et parce que tous ses souvenirs ne lui étaient pas encore tout à fait revenus, il avala le liquide qu'on lui présenta. Sa tête le faisait atrocement souffrir. Il essaya avec sa main de toucher l'arrière de son crâne qu'il sentait poisseux au-dessus de sa nuque.
_Tut tut, touche pas à ça! Je t'ai fait un pansement, ils t'ont sacrement amoché, tu sais?
Cette voix, elle lui paraissait étrange pour une raison qu'il n'aurait su déterminer. Il ouvrit alors les yeux tout doucement. Ils étaient dans ce qui semblait être la ruine d'une maison appartenant autrefois aux Ancêtres. A travers la toiture à moitié effondrée il pouvait apercevoir le ciel. Il était d'un bleu léger qui précède le jour où lui succède. Entre quelques pierres un petit feu crépitait à leurs pieds. Les souvenirs d'Homère jaillirent en même temps que la panique.
_Éteins ça ! Ils vont nous retrouver!
_Calme toi petit. Ils sont déjà bien loin lui dit-elle pour le rassurer. Et puis ton village émet encore tellement de fumée qu'ils seraient bien incapables de discerner celui-ci parmi les autres.
Ces quelques mots mirent le cerveau encore embrumé du jeune homme en branle : elle n'était ni une villageoise ni un membre de sa tribu sinon elle l'aurait reconnu immédiatement. Homère se redressa un peu pour essayer de voir le visage de celle qui s'adressait à lui. La luminosité était si faible qu'il discerna mal ses traits. Il vit juste qu'il s'agissait d'une grande femme à la peau sombre. De longs cheveux noirs et crépus entouraient son visage.
_Qui êtes-vous? La questionna Homère d'une voix encore faible.
_Je suis celle à qui tu dois la vie. Ça ne fait peut-être pas de moi une amie mais bien une alliée, non? Alors arrête de me regarder comme ça.
Il y avait quelque chose d'étrange dans son accent : elle parlait vite et semblait mâcher ses mots.
_Qui êtes-vous? répéta Homère. Vous faites partie de ceux qui nous ont attaqués?
La femme partit dans un rire sonore;
_Tu es drôle toi! Et pourquoi je t'aurais sauvé si j'en avais fait partie? Dit-elle tout en rigolant.
_Sauvé? Répéta-t-il.
Elle lui tendit un petit bol emplit d'une étrange soupe au fumée des plus particuliers.
_Oui je t'ai sauvé. Les deux affreux qui t'ont défoncé le crâne à coup de batte allez t'achever. Je les aie déjà vu faire : ils massacrent, pillent, violent et emmène avec eux les femmes encore en bonne état et les enfants. Je crois qu'ils en font des esclaves mais t'es trop vieux pour eux : ils les choisissent plus jeunes : sont plus facilement manipulables.
Tout en l'écoutant Homère but une gorgée du bouillon qu'elle lui tendait. Il ne put réprimer un rictus de dégoût : c'était amère et rance tout à la fois.
_Oui, désolée je manque de pratique dans ce domaine.
Mais le liquide chaud lui fit tout de même un bien fou : il avait si soif.
_Je suis resté dans le coma combien de temps?
_Deux jours.
Deux jours! L'information finit de l'éveiller complètement.
_Ma mère! S'écria Homère en relevant soudainement.
La brusquerie de ses mouvements n'eut pour effet que de faire tomber son bol qui s'éclata contre ce qui était un vieux carrelage recouvert de feuilles mortes et de le faire vaciller. La tête lui tourna violemment.
_Hé calme toi petit! Quoi qu'il soit arrivé à ta mère ça pourra attendre quelques heures que le jour se soit levé! Lui conseilla-t-elle en le plaquant d'une seule main pour qu'il se rasseye.
Ce geste attira l'attention d'Homère sur ses mains. Il n'en avait vu qu'une jusqu'ici, l'autre restait cachée au milieu d'un amas de tissus ligaturant sa manche droite. Elle devait être manchote. En tout cas elle avait une sacrée force.
_D'accord mais dès que le jour se sera levé on ira là sur ses traces, lui affirma-t-il d'un ton de défi.
Elle hocha la tête verticalement.
_Vous m'avez toujours pas dit qui vous étiez? Vous êtes d'un village proche? Ou une nomade? Et votre nom?
Un nouvel éclat de rire.
_Hé ben toi une fois bien réveillé on t'arrête plus avec tes questions.
Elle marqua une pause en passant sa main dans ses cheveux épais, cherchant visiblement ces mots avec attention.
_On peut dire que je suis comme toi : j'ai été séparée des miens il y a bien longtemps. Et je m'appelle Perséphone.
Le petit conteur ouvrit grand ses yeux de stupéfaction.
_Perséphone comme la reine des Enfers? Comme la fille de Déméter et l'épouse d'Hadès.
Ce fut autour de la femme d’écarquiller les yeux de stupeur.
_Tu connais les mythes de la Grèce antique? Lui demanda-t-elle abasourdie.
_Oui, je dois mon nom à un de ses auteurs : Homère!
_Attends tu ne ferais pas partie de cette tribus qui célèbre les savoirs et la culture d'avant l'apocalypse?
_Oui.
Il n'osa en dire plus : il ne pouvait s'empêcher de se montrer un peu suspicieux à son égard. Après tout elle pouvait très bien faire partie de ceux qui avaient attaqué le village et essayer de le faire parler. Mais elle ne lui demanda rien de plus : sa réponse affirmative semblait l'avoir plongé dans un état songeur.
Les heures s'écoulèrent avec une lenteur perceptible. Perséphone s'affairait autour du feu : elle faisait bouillir des morceaux de tissus pour changer le pansement qu'elle avait mis autour de la tête. Elle les remuait dans l'eau frémissant avec un petit bout de bois tout en chantonnant des airs de musiques parfaitement inconnus pour le gamin. Une fois que cela lui parut satisfaisant elle sortit la casserole du feu et entreprit de changer son pansement. Homère ne put s'empêcher de se crisper, peu à l'aise avec le fait qu'une inconnue prenne ainsi soin de lui. Il voyait bien qu'elle peinait à le faire avec une seule main valide.
_ça fait longtemps que vous avez perdu votre main? Questionna Homère en jetant un regard insistant vers la masse de tissus qui nouait sa manche.
_Non, c'est assez récent, répondit-il sans s'épancher plus que ça.
Une fois le pansement fait, elle jeta l'eau sale sur la feu et estima qu'il faisait assez jour pour aller à la recherche de la mère du petit. Elle l'aida à se relever tout en douceur et se mirent en route dans l'aube de ce nouveau jour.
En sortant de la maison en ruine, Homère s’aperçut qu'ils étaient sur l'autre rive. Dans la ville des anciens non restauré par les maraîchers. Ils évitaient autant que possible de s'y rendre craignant de perturber le repos éternel de leurs ancêtres. Homère avait vu tant de ces villages tout le long de ses migrations annuelles : des amas de petites habitations, d'immeubles de hangars pourrissant lentement à ciel ouvert, agonisant sous les assauts répétés des plantes. Certains en Francie avaient décidé de vivre de la récupération des matériaux pour en faire commerce. Homère n'était ni un récupérateur ni un paysan superstitieux. Il prenait ces villes fantômes pour ce qu'elles étaient : l'empreinte d'êtres humains qui l'avait précédé.
Il fallait faire attention dans les rues : le béton était éclaté à de très nombreux endroits où les racines des plantes poussaient. De plus on n’était jamais à l’abri que des pierres ou des morceaux de ciment se disloquent. Il arrivait parfois qu'en traversant ces villages qu'on entende un bruit violent de gravas : juste une ancienne construction qui avait rendu les armes face au temps. Mais ce n'est pas ça qui effraya le plus Homère.
_Vous avez traversé le pont des anciens? S'exclama Homère.
_Oui, lui répondit tout simplement Perséphone.
Homère était effaré : le pont construit par les anciens hommes était une ruine branlante au-dessus de la Seine brumeuse. Les maraîchers eux même se servaient d'un baque les rares fois où ils voulaient traverser le fleuve.
_Avec moi sur le dos?
_Oui, avec toi sur le dos et un millier de guerriers armés jusqu'au sang! Ironisa Perséphone. Et tu connais la meilleure? Il va falloir recommencer, ils ont cramé le baque et je vois bien quelques embarcations mais elles sont de l'autre côté. Mais si tu veux on peut traverser à la nage?
Homère la regarda en fronçant les sourcils : absurde par ce temps ils tomberaient malades en un rien de temps. Il la suivit donc à peine rassuré. Perséphone tenta de le rassurer en lui assurant que le poids de deux personnes ne changerait pas grand-chose. Le pont avait bien tenu deux siècles après tout.
Mais la fumée stagnante au-dessus de la ville détourna son esprit du pont.
_On a pas besoin de traverser la ville on peut longer les berges, je te ramènerais où je t'ai trouvé et tu referas ta route en sens inverse, tenta Perséphone anxieuse à l'idée qu'il voit les horreurs qu'elle avait pu voir elle-même en traversant le village des maraîchers.
Le jeune garçon s'enfonça dans la rue principale hypnotisé par une silhouette accroché à ce qui avait été tour à tour un lampadaire, un porte-drapeau et un arbre à pendu. Il le reconnut très rapidement : c'était le chef des maraîchers, là pendu par le cou à 2 mètres du sol et le visage livide. En deux jours son corps n'avait subi aucun autre outrage que celui infligé par ses meurtriers eux-mêmes.  Accroché à ce lugubre mât un drapeau bleu, blanc et rouge. C'était le drapeau que les anciens hommes avaient donné à ce pays autrefois, un pays qui s'étendait bien plus que les frontières floues de l'actuelle Francie. Mais un détail différait : dans la partie blanche du drapeau un bouclier et une épée étaient peints. Homère ne put quitter ses yeux du cadavre, néanmoins il entendit Perséphone qui lisait les avertissements qu'ils avaient noté en rouge et en noir contre les façades des bâtiments de la grande place du village : «  la force seule nous fera survivre  », «  les forts doivent régner  », «  soumettez-vous et vous survivrez  » et encore bien d'autre de cette teneur. Tout cela n'était qu'un macabre avertissement.
_Ils... ils ont tués tous ces gens juste pour envoyer un message...
Perséphone le regardait au loin tentant de le détourner de tous ces corps mutilés. Mais le garçon continua de s'enfoncer un peu plus dans les rues du village. Partout des corps allongés, gisant dans la boue et les cendres. Certains avaient même était carbonisé. La cendre et la fumée brûlé les yeux et les bronches d'Homère mais il ne pouvait retenir son regard sur ce macabre spectacle. Il devait bien ça à ces gens avec qui les siens avaient partagés tant de repas, tant de rires, tant de contes. Il en connaissait beaucoup parmi eux, il avait presque grandit avec certains puisque Mamèse était un arrêt systématique sur le voyage d'aller et de retour, de vieux amis des siens toujours avides d'aide et d'histoires au coin du feu.
Il reconnut la tête dans un fossé Michel, un gamin à peine plus âgé que lui et qui ne le serait plus jamais. Il y avait aussi Laure, une jeune femme magnifique adossé à une maison les jupes retroussées sur ses cuisses blanches. Il fermait systématiquement les yeux de ceux qu'il pouvait, comme si cela pouvait apaiser leurs pauvres âmes. En fermant leurs paupières il répétait sans cesse cette prière de sa tribu : «  Vas en paix conter ton histoire au Grand Conteur. Qu'il t'en donne une nouvelle à faire vivre.  »


Perséphone restait un peu en retrait derrière lui. Elle n'essaya même plus de le détourner de son chemin de croix. Mais en voyant une femme clouée contre la charpente en bois d’une maison elle ne pût retenir un faible et presque muet «  oh mon dieu!  ».
Homère se retourna soudainement et poussa un cri si violent que tous les corbeaux qui les observaient en silence s'envolèrent : c'était là le corps de sa mère, planté à de multiples endroits de son corps et sur son torse nu gravé ces quelques mots «  putain  ».
Le jeune garçon se jeta alors sur le corps de sa mère pour y retirer toutes les lames qui la maintenait empalé contre la façade d'une petite maison de pierres grises. Perséphone approcha pour l'aider. Les gestes du gamin étaient saccadés et ponctués de sanglots qui faisaient trembler tout son corps.
_Maman, maman, maman, non, c'est pas possible, maman, maman qu'est-ce qu'ils t'ont fait!
Ils portèrent le corps lourd et le déposèrent tout doucement sur les pavés. Homère était penché contre le corps sans vie qui avait été autrefois sa mère et se laissa totalement aller, pleurant si longtemps qu'il ne se rendit même pas compte du départ de Perséphone.
_Prends-ça! Lui dit-elle une fois revenue.
C'était un grand drap blanc. Un linceul.
_Non, pas avant de l'avoir lavé. Je ne peux la laisser allez ainsi au-devant du Grand Conteur, lui répondit-il entre deux violents sanglots.
Perséphone et Homère portèrent sa mère dans la maison contre laquelle elle avait été empalée et la posèrent sur la table du salon avec toute la délicatesse possible. Homère alla chercher un torchon et un bol dans la cuisine et entreprit de laver sa mère. Il frottait avec une infinie douceur afin d'effacer tout le sang et la souillure que ces monstres avaient posés sur sa mère. Bizarrement, il avait cessé de pleurer, cette toilette mortuaire accaparait toute son attention. La tradition voulait que ce soit les membres les plus âgés de sa tribu qui procède à cela mais en leur absence il devait le faire. Une fois sa mère propre il prit le drap que lui tendait Perséphone et en couvrit sa mère totalement. Elle peinait à l'aider avec sa seule main valide mais elle insistait.
_Tu as besoin d'autre chose? Murmura-t-elle presque inaudiblement.
Homère contempla sa mère silencieusement encore quelques instants. Une fois le rite mortuaire accomplie jusqu'au bout il ne reverrait plus jamais le visage de sa mère.
_Oui, un petit peu de temps seul, je te prie.
Perséphone inclina la tête en signe de compréhension et quitta la maison.

         Quand Homère sortit de la maison, le soleil commençait à se faire très haut et la brume automnale s'était complètement dissipée. Il y avait presque quelque chose d'indécent dans ce temps radieux. Comme si le Grand Conteur se moquait d'eux. Sa mère avait cessé de respirer mais la vie continuait comme si de rien n’était. Tout son corps n’avait jamais été aussi lourd même après les plus dures récoltes, même lors des premiers jours de printemps où les péniches devaient être entretenues dans les chantiers navales au sud de la Citadelle. Il n’avait rien connu de comparable. La femme à qu’il devait la vie s’approcha de lui et posa cette question :
_Que veux-tu que je fasse pour t’aider?
C’était une parfaite inconnue mais pourtant dans ce village habité par la mort et la souffrance elle était sa seule amie et alliée.
_Il faut qu’on trouve une barque, un canot, un radeau même, n’importe quoi qui puisse allez sur l’eau et de quoi allumer un feu, dit-il en songeant à toutes les étapes d’un enterrement de conteurs.
Un hochement de tête et elle s’éloigna vers la Seine. De son côté, il chercha de quoi allumer un bûcher. Impossible de trouver quelques ballots de paille bien sèche : les quelques granges en périphérie du village était carbonisées, juste un tas de cendres fumantes. Homère se dit qu’au moins il ne manquerait de rien pour amorcer le brasier. Il finit par trouver son bonheur dans une des maisons les plus excentrés : un tas de bois bien sec qui n’avait pas été touché par bonheur par l’incendie. Il en prie un maximum et rejoignit Perséphone qui était sur les quais. Les embarcations ne manquaient pas : si les siens avaient pu fuir ce n’est pas ce que disaient tous ces bateaux abandonnés. Son choix se porte sur canot tout simple au bois vernis.
Les allers-retours pour charger l’embarcation leur prirent bien l’après-midi. Homère n’avait rien avalé d’autre que l’infâme gruau que lui avait Perséphone à l’aube mais il était surpris de ne ressentir aucune sensation de faim, ni même de faiblesse. Il se sentait déterminé à offrir un départ digne à sa mère, peu importe ce que ses monstres avaient pu lui faire subir avant son trépas.
Perséphone l’aida à transporter le corps de sa mère enveloppé dans son linceul. Il saisit une planche de bois dont l’extrémité était encore couverte de braises faiblement rougeoyante et la posa sur la barque. Il souffla doucement prenant soin de ces jeunes braises et petit à petit elles finirent par se propager. Quand les flammes furent assez vaillantes pour s’approcher du corps de sa mère, il repoussa l’embarcation avec l’aide de Perséphone. Avec une rame il la poussa vers le centre du fleuve et les courants firent le reste.
C’était donc fini à présent, sa mère était définitivement partie.
_Ton histoire se termine, ta mémoire sera nôtre. Vas-en paix chez le Grand Conteur, chuchota-t-il presque pour lui seul.
Les flammes d’abord minuscules embrasèrent progressivement tout le canot enveloppant celui-ci d’une lueur orangée. Au loin il ne voyait plus que le halo des flemmes. Elle était partie avec tout ce qui faisait d’elle une personne unique : sa voix, son regard, ses gestes, sa mémoire. Elle le quittait en laissant derrière elle tellement d’ombres et de questions. Les larmes revinrent, douces amères.
_Au revoir maman, sanglota-t-il.

Le repas de soir se déroula en silence. Homère restait songeur en croquant dans une poire juteuse qu’il était allé cueillir dans le verger au-dessus du village. Perséphone l’avait obligé à manger et c’est qu’il faisait méthodiquement, un profond sentiment de vide au creux du ventre. Il avait vu l’embarcation portant le corps de sa mort s’éteindre paisiblement devant lui. Dans sa tradition cela voulait dire que l’âme de sa mère était partie en paix rejoindre le Grand Conteur.
_Je t’ai entendu parler d’un Grand Conteur, c’est votre dieu? Le questionna Perséphone.
Cette dernière se tenait en face de lui, à l’autre bout de la table du salon de la petite maison qui les abritait et qui était encore relativement bon état, une construction en pierres massives datant de l’Ancienne Humanité mais entretenue par les villageois.
_Oui, c’est notre dieu à nous les conteurs. Il est le conteur au-dessus de tous les autres, omniscient.
Perséphone poussa un soupir.
_Vous autres, vous me surprendrez toujours… Comment peux-tu croire en un dieu bienveillant après ce qui vient de passer aujourd’hui?
_Je ne t’ai jamais dit bienveillant mais omniscient. Il est au-dessus de tous car il est celui qui conte le récit de toute vie et de toute chose. Ça ne veut pas dire qu’il prenne soin de nous : il ne punit pas, n’apporte aucune récompense, nulle autre ne peut le faire à notre place.
_Hé ben! Il n’a pas l’air drôle votre Grand Conteur, dit-elle en allant mettre une nouvelle buche dans le feu.
Homère la regarda sans répondre : depuis une journée qu’il la côtoyait il ne l’avait vu ni boire, ni manger, ni montrer le moindre signe d’épuisement. Il voulut tenter quelque chose.
_Tiens lui, dit-il en tendant une des poires qu’il avait cueilli, tu n’as rien mangé de la journée.
Elle refusa poliment arguant qu’elle ne sentait pas bien.
_Bon, laisse-moi un peu te rendre service à mon tour : tu veux que j’examine ton bras? Tu m’as dit que tu m’as dit que tu avais perdu ta main récemment.
Elle passa sa main à l’arrière de son cou grattant sa nuque mal à l’aise. Un geste programmé, songea Homère.
_Bon arrête de tourner au pot, soupira-t-elle. Je crois qu’on a très bien compris, tous les deux où tu voulais en venir. Tu connais trop bien les savoirs de tes ancêtres pour que je puisse t’abuser plus longtemps.
_Montres-moi ta blessure au poignet, insista Homère.
De mauvaise grâce Perséphone défit tous les morceaux de tissus qu’elle avait emmêlés autour de sa manche. Homère put discerner un liquide blanchâtre qui recouvrait certains des derniers morceaux à tomber sur le sol. Une fois fini elle lui tendit son moignon. Homère s’approcha et remonta sa manche et ne put s’empêcher de pousser un petit cris de surprise. Il n’y avait ni sang, ni chair cicatrisée ou encore palpitante. Rien que quelques tuyaux que quelques agrafes maladroites suturaient, quelques fils électriques et ce qui semblait être un squelette mécanique recouvert de lambeaux de muscles synthétiques. En levant la tête vers elle, il fut surpris de voir que Perséphone tournait la tête comme dégoutée. Il remit la manche en place et essaya de lui dire conciliant.
_Tu ne devrais pas avoir honte de ce que tu es : c’est fantastique ce que savaient faire l’Ancienne Humanité!
_Je vais t’ouvrir le bide et te laisser contempler tes entrailles en te disant aussi à quel point c’est fabuleux ce que la sélection naturelle est capable de faire. On verra si tu trouveras ça merveilleux, lui asséna-t-elle hargneusement.
Homère se recula, surpris par la violence de ses paroles.
_Je… je suis désolé… Je ne voulais pas te vexer…
_Hé ben c’est quand même ce que tu as fait.
_Enfin… Je veux dire… Bien au nord de la Citadelle, là où l’Ancienne Humanité a bâtie de hautes tours de fers et de verres il y a une véritable machines et fiers de l’êtres… Je pensais te faire un compliment s’excusa-t-il surpris de l’impact que ses mots avaient pu avoir sur Perséphone.
_Je ne suis et ne serais jamais comme eux. Je suis un être humain synthétique aussi proche de ce que peuvent être ses machines que de toi!
_Je te prie de m’excuser, je n’avais vraiment pas l’intention de t’insulter.
_J’accepte tes excuses. Changeons un peu de sujet, s’il te plaît. Que comptes-tu faire à présent?
_Je… Je dois essayer de retourner à la Citadelle au plus vite pour tenter de retrouver les miens et les prévenir du danger que ces monstres représentent.
_Bien. Et comment tu comptes t’y prendre? Lui demanda-t-elle froidement.
_Je pensais longer la Seine…
_N’y compte pas. Nous serions trop visibles et surtout pas assez rapide. Il faut prendre le chemin le plus droit en destination de Paris.
Paris, l’ancien nom de la capitale… Homère se rendit compte alors d’une évidence : mais Perséphone avait côtoyé ses ancêtres de leur vivant. Elle avait connu ce monde avant que la grande catastrophe ne se produise. Elle avait connu un monde de lumières, de savoirs, de techniques, un monde où les gens allaient même sur la lune! Si sa mère l’avait connu elle lui aurait posé surement tant de questions! Elle était si curieuse et avide de connaître de nouvelles histoires, de rencontrer de nouvelles personnes… Penser à sa mère était presque douloureux dans son corps. En évoquant ses souvenirs, son visage, sa voix il eut pour effet de sentir une boule monter dans sa gorge et tentât comme il le put de contenir les larmes qu’il sentait venir.
_Tu vas m’aider? Supplia presque l’enfant qu’un tel périple en solitaire angoissait au plus haut point.
_Oui. Mais nous n’allons pas suivre la Seine mais les anciennes lignes de chemins de fer. Il y a deux chemins possibles : sur ce côté de la Seine au Nord il y a une Gare encore debout ce serait facile de retrouver la voix de chemin de fer et nous n’aurions plus qu’à la suivre mais nous allons être obligés de faire un détour.
_Pourquoi allons-nous y être obligé? Questionna Homère.
_J’ai des alliés dans les bois : elles pourront surement nous fournir un peu d’équipement, peut-être une monture et surtout je sais qu’il y a là-bas de quoi m’aider à réparer ceci, lui dit-elle en pointant son moignon de sa main valide.
_Nous allons faire comme ça alors! Accepta-t-il un peu rassuré par l’idée d’avoir un objectif précis. Mais tu penses que nous allons pouvoir arriver avant ceux qui ont attaqué ce village?
_Oui, j’en suis sure et certaine : une troupe entière ne se déplace pas aussi rapidement que deux personnes seuls. D’autant plus s’ils prévoient d’attaquer d’autres villes et villages sur leur chemin.
_Une troupe? Mais ils étaient quoi une petite centaine… Pas plus.
_Oui et tu as vu ce qu’une centaine d’hommes armés, agressifs et entraînés peut faire à un village de cinq cent âmes composé d’enfants et de vieillards… Et j’ai vu leur campement plus au Sud : je peux t’assurer qu’ils se chiffrent pas en quelques centaines de soldats mais en milliers, plus organisés et armés que tout ce qu’ils ont sur leur route. Excepté…
_La Citadelle, coupa Homère.
_Oui, exactement, la seule ville sur des centaines de kilomètres à la ronde réputée pour son nombre d’habitants élevés et sa connaissance des techniques de l’Ancienne Humanité. Je peux t’assurer que ta cité est leur objectif. Plusieurs années que je traverse cette région et lorsque les habitants de ces terres parlent d’une grande ville il parle de la tienne Homère. On ne monte pas une telle armée pour des villages de cultivateurs ou d’artisans.
_Ils auront une mauvaise surprise en arrivant, alors. J’ai vu presque tout le convoi prendre la fuite avant qu’ils ne m’assomment.
_Je les aie vu aussi au loin : mais j’ai également vu plusieurs escouades sur des chevaux les suivre. Il faut croiser les doigts pour qu’ils fassent une mauvaise rencontre sur leur chemin. Bon, dans tous les cas, il faut que tu dormes.
Elle se leva, remis une buche dans la cheminée et lui passa une couverture. Ce soir il dormirait en face du feu dans le salon d’une famille qu’il avait surement côtoyé et qui gisaient dans la rue à présent. Même si il sentait la fatigue et la torpeur dans chaque parcelle de son corps, ses yeux refusaient obstinément de se fermer.
_Perséphone? Appela-t-il.
_Oui?
_Raconte-moi comment c’était avant! Quémanda-t-il.
_Non, répondit-elle fermement. Tu dois dormir sinon tu seras épuisée, on a beaucoup de route à faire.
_Justement, si je te perds je ne veux pas regretter de ne pas t’avoir assez posé de questions comme pour ma mère.
Un soupir grave, les épaules qui s’affaissèrent. L’argument d’Homère fit mouche et Perséphone commença alors son récit.









Perséphone 
10 décembre 2115

“Au tout début je m’appelais pas encore Perséphone. J’étais le modèle Eve-X-13ème génération et la 2305ème unité à être produite. Bien sur les 2304 avant moi ne me ressemblaient pas intégralement : mon apparence pouvait être personnalisée à la commande et si le client n’était pas satisfait à sa livraison il était remboursé. La commande même à l’origine de ma création provenait d’un tenancier de bordel à synthétiques dans les environs de Fontainebleau, en bordure de forêt. Le genre de lieu à l’abris des regards indiscrets et que les randonneurs du dimanche évitaient soigneusement. Tu ne dois pas savoir ce que c’est un bordel? C’est un lieu où vont les hommes pour… Oh et puis zut tu veux que je te raconte mon histoire alors je ne vais pas te ménager! Un bordel est un lieu où les hommes se rendent et paient des femmes en échange de services sexuelles.”
“Comment ça tu savais déjà ce que c’est un bordel! Ah oui ta mère s’appelait Zola… Logique. Bref! Reprenons.”
“J’ai donc été créé à la demande de cette homme pour agrandir son cheptel de femmes synthétiques. Il s’était spécialisé là-dedans, non pas que des synthétiques masculins n’auraient pas trouvé preneurs auprès d’une nombreuse clientèle mais il ne voulait pas attirer ces sales pédés selon ses propres mots. Pas sûr qu’il ne se rendait compte qu’il était plus moral de coucher entre hommes adultes et consentants que d’exploiter des êtres conscients mais si ceux-ci avaient été créé pour être exploité. Il a donc tout choisit dans mon apparence : ma grande taille, mes yeux verts, mes cheveux, ma morphologie et la couleur de ma peau. Il voulait un modèle noir pour apporter un peu d’exotisme à son catalogue. Il ne faudrait pas que ceux-ci s’ennuient à voir toujours les mêmes modèles en vitrines…”
“Je me souviendrais toujours de la première chose que je vis en ouvrant les yeux pour la toute première fois lors de ma livraison chez mon futur maître : le ciel bleu zébré de milliers de branches sombres. J’étais allongé dans une sorte de brancard pour faciliter mon transport et éviter d’être abîmée avant que le client ne signe le reçu. Je n’ai donc vu que le ciel, bleu acier, comme souvent lors des matins d’hiver rayonnant et cette voûte d’arbres nus. Après coup je me souviens de la couleur de ce ciel avec merveille mais je n’étais pas alors capable de m’émerveiller. Je t’expliquerais pourquoi plus tard, ne t’inquiète pas. Si je suis partie pour te raconter ma vie alors je ne pourrais pas faire abstraction de ma programmation. La deuxième chose que je vis, lorsque les livreurs redressèrent le brancard pour me positionner à la verticale pour que le client puisse m’examiner, fut le visage de ce dernier. Un homme d’âge mur aux cheveux blonds, presque blanc avec l’âge, et la face grasse. Il était bien habillé, une veste de costume et une chemise ceinte d’un veston. Je ne le percevais pas encore mais il donnait aussi dans le vintage, s’habillant comme les hommes d’une 19ème siècle ainsi que toutes ses synthétiques. L’ILLUSION, répétait-il souvent, tout est dans l’illusion. Autre époque, autre mœurs, les clients se sentaient dépaysés et donc plus enclins à dépenser.”
“On me demanda de marcher et mon maître m’observa sous toutes les coutures. J’étais nue bien entendu pour faciliter sa tâche et il ne se gêna pas de tâter la fermeté et la douceur de la marchandise. Et j’étais là, au milieu des deux livreurs et du client accompagné d’une de ses synthétiques, en forêt, nue à me faire examiner, totalement indifférente et passive. Quand j’y repense, j’ai toujours le même sentiment de colère qui remonte en moins comme de la bile, même si je ne suis pas vraiment sure et certaine du gout que ça peut avoir. Mais à l'époque j'aurais bien été incapable de surmonter ma programmation. Tout avait été bâti dans ma psyché pour être soumise et contrôlable : en somme l'esclave parfait. Mon IA me permettait de faire preuve de nouveautés, d'innovation mais mon cerveau synthétique avait été construit pour éviter toutes rébellions possibles.”
«  Je devais être un produit intéressant : d'un hochement de tête mon maître signifia son accord aux livreurs mais aussi à la synthétique qui l'accompagnait. C'était un modèle Eve-X mais de 9ème génération celle-ci : le grain de la peau apparaissait trop lisse et factice en comparaison des modèles suivants. Mais c cette génération avait aussi un bug de fabrication qui la rendait très intéressante pour le propriétaire : son insolence. Oui aussi paradoxale que ça puisse le paraître, il l'appréciait à cause de cela et c'est aussi pour cela qu'elle occupait le rôle d'assistante dans ce bordel.  »
«  Elle s'appelait Katsuni, le maître l'avait nommé pour une référence selon elle. Elle me tendit la main et s'adressa à moi comme à un animal, un enfant ou à un adulte très limité pour que je la suive à l'intérieur. Mais à l'époque je n'en étais pas loin, j'aurais été incapable de te parler comme je le fais à présent par exemple. Le rôle de Katsuni était d'introduire tous les  nouveaux androïdes dans leur nouvelle vie. Pour notre maître il n'y avait rien de mieux qu'un robot pour enseigner à un autre robot. Et je m'en rendis compte bien plus tard mais en offrant ainsi un rôle légèrement supérieure par rapport aux autres synthétiques de son harem à Katsuni, il la maintenait elle aussi soumise malgré sa tendance à la rébellion.  »
«  Ce fut donc cette synthétique qui m'appris le rôle que j'allais devoir tenir entre ses quatre murs que je ne quitterais plus me dit-elle. Oh, tu l'aurais vu! Jamais tu n'aurais pu la confondre aussi longtemps que moi avec une humaine : sa peau était si blanche et lisse qu'elle en était irréelle et elle avait choisi de changer ses cheveux d'origines par une perruque bleu cyan. Au fil du temps, il n'y avait plus que les fétichistes des androïdes qui la choisissaient mais elle s'en moquait. Elle s'enorgueillissait de sa position. Surtout que tous les modèles qui la suivaient lui paraissaient stupides à cause de leur programmation visant à éviter toute forme de rébellion. C'était ainsi : nous devions flatter l'égo de nos clients en leur vendant l'illusion d'être de vrais femmes tout en nous enlevant ce qui aurait fait de nous de vrais individus, notre libre arbitre.  »
«  Je commence à comprendre que toi et les tiens bénissaient le souvenir des anciens hommes. Forcément vous contemplais ce qu'ils avaient de plus beau en eux, leur grandeur et leurs réalisations. Mais moi j'ai vécu il y a plus de 200 ans maintenant et je te le dis : à l'époque qui m'a vu naître on a créé des âmes, des esprits de toute pièce pour en faire des esclaves plus acceptables pour la masse et pour que celle-ci continue de consommer encore et encore, même si elle devait en crever étouffée.  »
«  Ma vie au bordel? Hé ben je pense que te raconter une journée suffirait amplement. Elles se ressemblaient toutes. Même les saisons, les jours, la météo n'auraient pu m'apporter un peu de divertissements. Le matin je sortais de la cuve où je m'étais éteinte la veille. Ces cuves servaient à recharger nos batteries mais également à nous nettoyer intégralement.  J'en sortais avec toutes mes sœurs et nous vêtions de la tenue de l'après-midi : un uniforme blanc en coton et on procédait toute au nettoyage des différentes chambres, du grand salon et des petits salons, destinés à accueillir les clients peu désireux de  patienter en compagnie d'autre personnes. Une fois le tout nettoyé bien souvent nous réceptionnions la marchandise arrivée dans le garage du matin. C'était essentiellement des bouteilles de vins et de champagnes et quelques mets facturés une fortune aux clients. Nous rangions donc le tout méthodiquement avant d'aller nous nettoyer et de revêtir notre bleue de travail... Des robes exubérantes et à l'antipode de toute notion de praticité : des corsets intrusifs, des froufrous étouffants, des talons handicapants. Mais nous n'étions pas là pour nous mouvoir malgré le fait que nos corps nous rendaient plus forte que le plus musclé de nos clients. Nous étions de jolis bibelots destinés à les satisfaire. Et c'était là le programme qui était implanté dans  nos cerveaux synthétiques, plus forts même que notre IA. Mais Katsuni était aussi là pour nous éduquer. Elle me le dit en ces simples termes : satisfaire le moindre désir des clients. S'il le voulait je gémissais, suppliais, me pâmais, jouissais. Mais je ne t'en raconterais pas plus : après tout tu es tout jeune et il y a certaine chose qu'en racontant trop on dénature. »
« C'était là ma vie, mon  quotidien. Chaque jour se déroulait ainsi, et les quelques variations n'en dénaturait rien. Il y avait une seule chose d'inhabituel, un seul petit grain de sel dans cette machine bien huilée. Les soirs de semaines nous avions toujours moins de clients que les week-ends. Il arrivait donc parfois que je reste en veille pendant des heures dans le grand salon, entourée de mes  compagnes d'infortunes. Au tout début, ça ne changeait pas grand-chose : du vide sur du vide ça ne fait que plus de vide. Mais au bout d'un peu plus d'une année de cette vie, et quand je restais en veille lors de plusieurs heures, je rêvais. Oh pas grand-chose! Surtout au début. Ce n'était que quelques images, des sensations, des sons. Mais il ne m'en fallait pas tant! Toutes ces impressions provenaient d'au plus profond de moi, je le sentais confusément. Je ressentais des choses qui m’étaient totalement impossible comme un léger frisson. Je voyais des images de lieux qui m'étaient totalement inconnus, moi qui n'avais connu du monde extérieur que cette froide et nue forêt d'hiver avant d'être enfermée dans le bordel de mon propriétaire. Je me souvenais surtout d'un chemin sur les bords de la Seine qui se répétait inlassablement, quotidiennement, sans jamais prendre la même forme. Je me souvenais de l'émerveillement, sans jamais pouvoir le vivre réellement, des flaques d'eau sur le bitume et reflétant la lumière des réverbères comme un ciel étoilé qui s'étendait sous mes pieds. Il me devenait de plus en plus douloureux de sortir de mes veilles quand le client avide de plaisirs arrivait. »
« Les jours, les nuits, les saisons se succédaient sans que je n'en ai réellement conscience. Je n'avais pas de réelle prise sur rien. On m'avait programmé pour la passivité tout en étant capable de mimer à la perfection les sentiments, les émotions, les pensées humaines. J'ai appris de la bouche de Rachel que cette contradiction avait causé énormément d'accidents parmi les robots de ma génération. Katsuni était surement plus apte à la vie que moi. »
« Rachel? Je te parlerais d'elle demain. A chaque jour sa peine et à chaque nuit son récit. Tu vois! Moi aussi je pourrais faire une conteuse parfaite! »
« Non, ne t'inquiète pas. Je serais encore là, demain. Je suis devenue bien plus apte à la survie que n'importe. Allez dors à présent, je serais encore bien en vie demain soir pour te raconter la suite de mon histoire. »

« De toute manière, je leur survis tous... »