« Parfois quand je suis en
voiture je croise d'autres voitures, avec au volant des gens avec une
vie entière pleine de souvenirs dont je ne connais rien. Ils sont
là, ils me dépassent, et c'est toute une vie inconnue qui défile
sans que je n'en sache rien. Tout un univers, une ligne
temporelle,qu'on ne croise qu'à un moment précis de notre vie ».
Il est tard. La tête posée sur le
torse de l'homme que j'aime, j'écoute ses quelques mots et le
battement de son coeur qui s'agite sous mon oreille gauche. Quelques
mots qui résonnent comme un écho à des pensées qui ont si souvent
traversé mon cerveau comme une fulgurence : le gouffre infini des
autres, l'abysse insondable de l'Alterité.
Tous les jours je frôle des milliers
de personnes et je n'en retiens rien même pas le contour flou de
quelques silhouettes. A chaque instant, dans les artères
souterraines de la métropole parisienne, je croise des êtres avec
une vie, une enfance, des prôches, des rêves, des désillusions
sans que je n'ai conscience de rien. Juste des silhouettes blafardes
dont les photons viennent s'écraser contre mes rétines sans que mon
cerveau ne prenne la peine de les mémoriser.
Et chaque matin et chaque soir c'est
la même chose lorsque je monte dans mon train et autre transports en
commun. Nous sommes tous de minuscules cellules inconscientes des
unes et des autres, toutes affairées que nous sommes à nous rendre
là où l'on nous attend. Nous ne voyons même plus les êtres sur le
bord de la route qui n'attendent qu'une seule chose : se faire
digérer par la machine que nous composons.
Pourtant je sais que nous sommes bien
plus que ces êtres aveugles et sans mémoire. Je sais bien que ces
êtres humains inconscients sont de véritables patchworks :
assemblage chaotique et disparate de souvenirs, sensations, émotions,
chairs...
Et quand je prends conscience de tout
cela, dans un de ses rares moments de fulgurence où même les
couleurs du monde me semblent plus vive, j'ai soudain le tournis.
Presque le même que celui qui me saisit lorsque je songe à
l'immensité de la mort dont aucun tetrapharmakon ne peut me sauver.
Et je me demande où passe la mémoire de toutes ces vies et de ces
jours passés? Où vont tous ces moments? Existe-t-il des limbes pour
ces instants? Ou bien tout cela cesse-t-il d'exister une fois fini?
Voilà bien l'enjeu de chaque individu
plus que notre chair vouée à un constant et perpetuel
renouvellement jusqu'à notre mort : notre mémoire, entité à la
fois mouvante et solide qui crée ce lien entre future et passé,
altérité et intériorité que j'appelle moi. Et cette mémoire de
l'Autre me sera perpétuellement refusée, je n'en apercevrai que des
expressions ou des simulacres.